Je n’ai jamais appris à écrire…
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Le titre qui m’est venu est issu de celui d’Aragon
Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit
, qu’il rédigea à 72 ans, en 1969, à l’invitation de l’éditeur suisse Albert Skira, et qui constituera le second volume de la collection « Les sentiers de la création ».
Quelques énoncés de cet ouvrage :
- « Un beau jour, l’idée me vint que, si je savais écrire, je pourrais dire autre chose que ce que je pensais, et je me mis à essayer de le faire. »
- « Je crois encore qu’on pense à partir de ce qu’on écrit, et pas le contraire. »
Incipit
en latin signifie : ça démarre ! Aragon nous confie la manière dont il écrivit la plupart de ses romans. Partant d’un « phrase de réveil », un « starter » qui n’a aucun sens à priori, il laisse venir les mots qui s’associent. Pas de plan, pas de personnages, pas d’action. C’est le fil des mots qu’il déroule, à la manière de ses amis surréalistes dans l’écriture automatique, qui mène la danse. Il en fait une éblouissante démonstration sur
Les cloches de Bâle
. « Alors, je m’écriai que c’était précisément pour moi, le départ du roman, l’origine de cette incompréhensible activité de l’esprit, à quoi tant de gens semblaient s’être adonnés sans jamais s’interroger sur son origine… J’employais mon crayon à ce qui me passait par la cervelle, intercalant des bonshommes entre des lettres, ou des poissons, des cerfs-volants tenus au bout des mots par un grand fil zigzagant. »
Et en épigraphe, ces quelques mots empruntés à Racine dans
Les Plaideurs
: « Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement. »
Commencement
Voilà donc dans quelle passe je me suis engouffré pour laisser poindre ce qui suit. Mon commencement avec l’écriture prend place dans le Camp des nomades où je suis né, à Rennes, il y a 76 ans. Mes parents y avaient trouvé refuge après la guerre. Alors que j’avais à peine deux ans, ma mère, petite bonne femme frêle, se mit à grossir exagérément. Dans ma tête d’enfant j’ai pensé qu’elle avait été piquée par une bestiole. Au bout de quelque temps mon père m’annonça qu’il allait la conduire à l’hôpital. Je me suis dit : il est grand temps, sinon elle va exploser ! Et comme personne ne pouvait me garder, il m’emmena dormir dans son bureau à la Préfecture où il officiait 12 heures par nuit comme standardiste. Dans mes yeux éblouis d’enfant mon père tenait la plaque tournante de la République : « Oui, Monsieur le Ministre, je vous passe le secrétaire général… Monsieur le Préfet, vous avez le Ministre de l’intérieur en ligne… » Tous ces grands personnages de l’État étaient là présents dans le bureau et c’est mon père qui les mettait en lien les uns avec les autres. Assez rapidement mon père repéra ma perplexité et mon désarroi devant la situation. C’est alors qu’il eut un coup de génie. Il me tendit un de ses carnets sur lesquels il notait les coups de fil, leur date et heure, leur origine, les interlocuteurs concernés. Il me le tendit avec un crayon en ajoutant : tiens, gribouille ! C’est ce jour-là, à cet instant-là, que j’ai inventé l’écriture. Ce qui bouillonnait en moi d’incompréhension, d’angoisse sourde, de désordre se mit à se déverser sur les pages blanches et prit la forme de traits, arabesques et lettres dont certaines n’avaient d’existence dans aucun alphabet au monde. Ce jour-là, j’ai compris, pas intellectuellement, mais avec toutes les fibres de mon corps, à quoi servait d’écrire : les gribouillis donnaient forme à ce qui n’avait pas de forme. Ils traduisaient de façon visible et lisible les émotions et sensations qui me tenaillaient l’intérieur. L’écriture faisait advenir au grand jour l’invisible. La pression interne qui me tenaillait trouvait son chemin d’ex-pression.
Lorsque ma mère est revenue huit jours plus tard à la maison et que la vie a repris son cours, elle avait bien changé. Elle avait dégonflé. « Ils ont fait du bon boulot à l’hôpital », me suis-je dit. Mais, sans que j’en comprenne la cause, elle pleurait sans cesse. J’ai poursuivi alors mes travaux d’écriture, des traits, des ronds, des hachures, des griffures et biffures, des gribouillis. La seule pièce de vie était chauffée par une cuisinière à charbon. J’ai écrit avec les morceaux de charbon, sur les murs, sur les casseroles, partout. J’ai écrit pour la douleur sans nom de ma mère, la souffrance de mon père encore mâché par cinq ans de stalag. J’ai écrit pour le Préfet, le Ministre et toute la clique de la République, j’ai écrit pour dire : je suis là, je n’y comprends rien, mais je suis là ! Longtemps après j’ai appris qu’une petite sœur était née à ce moment-là et morte, quatre jours plus tard. L’invention de l’écriture, le geste qui imprimait à la main et à tout le corps son cheminement jusqu’à la surface d’accueil (papier ou mur), que j’ai appris par la suite à domestiquer, à la petite école, donnait les coordonnées exactes de la tragédie. Et depuis je n’ai pas cessé.
Mais il est un commencement du commencement. Une mise en abîme de l’écriture. Car tout commence par l’écriture. Sans remonter trop loin, à l’écriture de l’ADN (ATGC), génétique (composée de deux lettres : AA, Aa, aa ; AC//ac etc.), chromosomique (XX, XY) qui produit un corps truffé de lettres, la naissance du petit d’homme est naissance à/de l’écriture. Un organisme d’origine animale, appartenant à l’ordre des mammifères, passe neuf mois au chaud, comme un poisson dans l’eau, avec un circuit d’alimentation automatique régulé par un tiers, le placenta, et il se fait expulser lorsqu’il n’y a plus de place dans l’habitacle. Il pousse alors son grand cri. Un cri qui le déchire de l’animal, l’envoie valdinguer dans un monde autre. Il crie parce que saisi par un déséquilibre vital : chute de la température ambiante (de 37° à 20°/21°) ; changement d’environnement : passage de l’eau à l’air ; pression atmosphérique augmentée ; quant à l’alimentation automatique : coupure du pipeline ! Il y a de quoi gueuler. Et si le bébé ne crie pas, la sage-femme s’en charge en lui claquant les fesses. Il faut que ce cri sorte. Ce cri va frapper, telle la peau d’un tambour, la peau de la mère. Le cri s’écrit. Et la mère lit ce palimpseste et interprète. Ainsi le cri premier est-il d’abord écriture, puis lecture. Effet d’accueil et de reconnaissance. Tout le travail d’éducation consiste alors à conduire l’écriture hors (
ex-ducere
, conduire hors de…) de la peau maternelle, à s’en détacher au profit d’autres peaux, ancrées dans le social. Pensons au vélin, cette peau d’un jeune veau, au différents supports papier, mur, écran d’ordinateur etc. Car la mère il faut bien lui faire la peau pour survivre, faute de quoi l’écriture se fait meurtrière, se retourne contre son porteur. Je pense à un jeune rencontré il y a belle lurette qui passait ses nuits à graffer son nom sur les murs de sa ville, sans aucun écho, aucun retour, d’où la répétition incessante et harassante. Je pense aussi à certains toxicos avec qui j’ai pu cheminer en tant qu’éduc inscrivant sans cesse sur leur propre corps les méandres d’une écriture illisible. Pour être lue l’écriture fait appel à un autre, un interprète qui délivre le sujet du toxique du retour sur soi, de l’auto-allumage.
Pratique d’écriture, écriture de pratique
C’est ce qui m’a guidé bien plus tard, alors que j’exerçais comme éducateur dans un centre d’accueil pour toxicomanes, pour proposer des ateliers d’écriture. J’ai déjà raconté cette expérience dans un texte paru dans un n° de VST que j’ai repris dans mon premier ouvrage publié chez érès,
Parole d’éduc
.
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J’y renvoie le lecteur. Je me souviens d’une jeune fille d’une quinzaine d’années, qui fréquenta assidument mon atelier. Pendant plusieurs séances, qui se déroulaient les mardis en début de soirée, elle venait, mais s’installait en périphérie du groupe, sans participer. Mais elle était là, chaque mardi, sans piper mot, fidèle au poste. Au bout de deux mois de cette présence énigmatique, elle se rapprocha de la table de travail, prit une feuille dans la ramette que j’avais posée en début de séance, écrivit quelques lignes et chiffonna le papier qu’elle jeta par terre. Lorsqu’en fin d’exercice je proposai à qui voulait de lire le texte produit, j’insistai auprès de cette jeune fille pour qu’elle donner à lire ce qu’elle avait écrit. En voici la teneur. « Laissez-nous au moins la liberté de nous exprimer ». Plus tard elle m’apporta ses travaux scolaires de français ponctués de notes, 0 ou 1, zébrés de traits rageurs d’une encre rouge violente, avec des commentaires désobligeants du prof. « Apprenez la grammaire et l’orthographe ». Dans l’atelier d’écriture nous partions avant tout du désir d’écrire. Pour des jeunes, plus ou moins massacrés par la rigidité de l’école, c’est un point de départ incontournable. D’abord trouver ou retrouver la passion d’écrire, le plaisir de jouer avec les lettres et les mots. Ce fut le point de départ d’une grande aventure d’écriture pour cette jeune, puisque certains de ses textes furent publiés plus tard dans des revues de poésie. La dernière fois où je l’ai rencontrée, elle courait dans la rue comme une dératée et a failli me renverser. « J’ai acheté un livre », me lança-t-elle. « Ah ! bon, quel livre ? ». « Un dictionnaire ». Elle pouvait alors revenir sereinement dans le fil des exigences de la langue. Elle aimait les mots, elle avait le droit de les aimer et de jouer avec. Lors d’une présentation de l’atelier en fin d’année, c’est elle qui trouva le titre - magnifique - de la plaquette qui accompagnait la lecture publique des textes : A te lier tes cris durent !
C’est aussi ce qui m’a inspiré pour penser une écriture de la pratique. Comment rendre compte à l’aide des vingt-six petites de l’alphabet, d’un vécu si riche, si complexe, si impalpable ? Bien sûr il y a des écritures obligées, celles qui font tourner la machine de plus en plus chronophage et casse-pied. Encore qu’en s’y penchant d’un peu plus près, on peut en tirer certaines pépites. Mais ces écritures grises, frappées du discours du maître, aliénées, il s’agit bien de les subvertir pour rendre compte, dans la ruse, de la façon dont un professionnel est touché dans la relation à un autre plus démuni dit « usager ». On entend affleurer l’équivoque avec « usagé ». Lorsque j’enseignais à l’IRTS de Montpellier, devant la faute récurrente dans les travaux d’écriture, j’insistais auprès des élèves éducateurs pour leur montrer que ça n’était pas une faute, mais une belle interprétation : les « usagers » auxquels ils ont affaire sont bien souvent « usagés » jusqu’à la corde, considérés comme rebuts du social, surnuméraires, osent certains sociologues, plus pétris de statistiques et de chiffres que d’intérêt pour la relation humaine.
S’inspirer des écrits littéraires
On sépare malheureusement la littérature de ces écritures dites « professionnelles », alors que la matière première est identique : vingt-six lettres, des règles d’assemblage régies par la grammaire et la syntaxe, des supports (papier, écran etc.) Ce qui fait la différence, c’est l’adresse. Écrire un poème adressé à un lecteur invisible et inconnu, n’obéit pas aux même règles d’interscription que celle qui régit l’écriture d’un éducateur, d’un psychologue, d’un soignant au juge, à l’inspecteur ASE, au cadre de santé, etc… Est-ce une raison pour se laisser enfermer dans ces écritures contraintes devenues tellement grises, tellement élimées de toute subjectivité que le scripteur se réifie et que le destinataire s’ennuie et lit rapidement, sans goût. Peut-on alors s’inspirer des écrits littéraires pour tenter d’insuffler un peu de vie dans ces écrits obligés ? Peut-on les détourner de façon rusée, sans en avoir l’air, pour un mettre sa patte, son style ?
Dans un texte étonnant
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Pierre Legendre se dresse face à « L’espace mirifique de l’industrie ultramoderne investie par une doctrine de la communication universelle… Vaine est la science gestionnaire - épaves de savoirs, écrits à la dérive dans le naufrage des juridismes classiques - quand elle méconnait la faille poétique de la parole et rejette l’esthétique hors du jeu des institutions. » Pensons, nous dit Legendre, à ces moines-copistes du moyen-âge, chargé de recopier sur des peaux l’essence de la doctrine religieuse, qui s’évadaient du texte par moment pour laisser dans la marge des traces de leur être subjectif, en y écrivant, qui un sentiment, une émotion, qui une notation sur le temps, ou les moeurs…
Comment alors un travailleur du social pourrait-il s’inspirer d’auteurs littéraires pour donner à lire et faire valoir l’essence même de son travail, par nature invisible ?
J’invite à lire Marguerite Duras qui dans un ouvrage paru chez Gallimard en 1993,
Écrire
, raconte… la mort d’une mouche « ordinaire ». Et soudain sous la plume de l’écrivain ça devient « … un événement d’un sens énorme : d’un sens inaccessible et d’une étendue sans limite… la mort de cette mouche-là, la mort, la mort banale - celle de l’unité et du nombre à la fois, la mort planétaire, prolétaire. Celle par les guerres ; ces montagnes des guerres de la terre… On écrit sans le savoir. On écrit à regarder une mouche mourir. On a le droit de le faire… Autour de nous, tout écrit, c’est ça qu’il faut arriver à percevoir, tout écrit, la mouche, elle, elle écrit sur les murs, elle a beaucoup écrit dans la lumière de la grande salle réfractée par l’étang. » Et Duras d’ajouter un peu plus loin dans le texte : « Écrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait - on ne le sait qu’après… » L
e mouvement d’écrire qui saisit le corps, tel un sismographe, produit une forme de révélation, dans l’après-coup. Tant que ça n’est pas écrit, on n’en sait rien. C’est une évidence que je rappelle toujours aux superviseurs en formation, pour la rédaction de leur mémoire. Très souvent ils parlent de leur projet, partent d’une histoire, d’un moment de déstabilisation, d’une énigme. Et ma consigne est toujours la même : écrivez-le ! Ce n’est que dans la lecture de cette écriture première d’un premier jet que se révèle ce qui s’est déposé dans le texte et donne à voir ce qui s’y cachait. Ainsi de cet étudiant qui constate dans l’après-coup qu’il y a beaucoup de « S » dans son texte, d’où sa question inattendue : pourquoi ça siffle autant ! Question qui constitua le point de départ de sa monographie.
Pensons à ces
Vies minuscules
de Pierre Michon (Gallimard, 1984), où à travers les récits de huit « vies », l’auteur lit son reflet, comme en un miroir. Absence du père, omniprésence de la mère forment la trame du récit. On ne parle, on n’écrit jamais que de soi, à partir de soi. Cela pourrait inspirer plus d’un travailleur social, pour mettre sa griffe subjective dans tout écrit, fut-il le plus banal : note d’incident au juge, par exemple.
Jean-Christophe Contini,
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ancien éducateur suisse, a pu montrer dans une recherche doctorale comment, contrairement aux idées reçues, les professionnels de l’éducation spécialisée écrivent en réalité quotidiennement dans l’exercice de leur pratique. S’appuyant sur l’étude minutieuse d’un « cahier de bord » (parfois désigné comme « cahier de liaison ») d’une équipe, il dévoile la construction au jour le jour d’un savoir-faire singulier de terrain. Il s’agit bien d’une écriture « seconde » en marge de la pratique qui produit dans le fil des mots le sens même de l’action, lequel n’est jamais donné à priori, mais seulement, comme le souligne Duras, dans l’après-coup.
Dans son séminaire
D’un discours qui ne serait pas du semblant,
Jacques Lacan rend hommage à ce qui relève sans doute de la légende : celle de l’invention de l’écriture par les devins chinois. Ceux-ci lisaient des signes sur des carapaces de tortues passées au feu. Ils faisaient donc l’hypothèse qu’ils avaient affaire à une forme d’écriture naturelle. Ces signes représentent peut-être les ancêtres des traces graphiques qui aboutirent aux idéogrammes. Ces signifiants graphiques avaient pour vocation d’interpréter, de révéler, de rendre manifeste une écriture oraculaire, la langue des esprits et des divinités. En effet la carapace de tortue passée au feu offre la particularité d’inscrire sur sa surface des craquelures, des traces que le devin faisait écriture et qu’il interprétait comme telle. Mais pour interpréter ces signes oraculaires, il produisait… une écriture seconde gravée sur des os ou des écailles, qui formèrent, de fait, les premiers pictogrammes
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le devin écrivait, à côté de l’écriture oraculaire, son interprétation… L’écriture se fait alors nouage du réel au langage. De l’imaginaire de la lecture des traces au symbolique des inscriptions, une langue graphique se dessine.
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L’écriture, les cris durent, l’épris dur…
L’autre a pris ses quartiers d’été au cœur du plus sombre des traits de plume. Ça se dit noir du noir, là où sombrent les dragons d’hier, ceux des anciens rêves qui sèchent comme linge aux fenêtres.
L’écriveur, les cris volent, que veulent-elles ces vingt-six petites lettres trouant l’espace d’une page d’un blanc immaculé ? Elles s’assemblent, elles se marient, c’est vrai, les lettres font l’amour, elle se mêlent, elles copulent, elles donnent naissance à des petits mots, doux ou acres. Un monde de lettres virevoltant qui tiennent en leur griffure toute la semaille des univers.
Elles sont venues au monde dans le même temps que l’humain tirait son tapis d’humus. Elles se sont accrochées aux parois. Ont planté leurs serres dans les dix doigts de pied et les dix doigts de main. Elles forment le nuage rouge qui encapsule les pieds et les mains du parlant. Et l’hu(main) bénit son espace comme il le maudit, avec les mêmes lettres, les mêmes mots engendrés. Parfois les lettres se retournent contre elles-mêmes. Chaque mot alors se rebrousse, se rebiffe, fait l’envers et l’enfer.
Peu de ces errants sans ombre comprennent que les contraires non seulement s’opposent, mais aussi s’unissent. Comme l’arc et la lyre, souligne le grand Héraclite en son 51
ème
fragment. Comme le ciel et la terre. Le feu et l’eau. L’homme et la femme. Voyez les entrelacs, les haines et les amours, les combats et les pacifications, l’enfer et le jardin. Tout vibre à l’unisson de ce démembrement qui se rejointe sans cesse et se démarie, sans cesse. L’outre-mer tient le cap ; l’outre-ciel fait la roue. Là contre, tout contre, gisent les plus ultimes des débats entre marins. Ils plient le genou en terre, avancent au mitan de l’arène et déploient un poème si immense, si terrible aussi, que le dernier des béliers de la tribu souffle un cri rauque qui fait trembler les corps avachis et déraille les habitués des usines à mots. « Maudits mots dits », s’écrient-t-ils sans penser un seul instant que ce qui leur arrache les tripes s’ouvre sur leur maison la plus intime. Ils ne voient que le dérangement du familier, là où les meubles, tous les meubles, les gestes, tous les gestes, les paroles, toutes les paroles, sont à leur place, bien rangés dans l’armoire du salon, tandis que les rêveurs remontent les horloges des marais salants.
Les écriveurs se tiennent dans l’axe du petit jour, au centre du gnomon. Ils sont là pour fourvoyer les peurs et les effrois, les détroits et les angles aigus de l’angoisse. Ils lancent leur harpon armé des vingt-six lettres au cœur de la tourmente. Ce qu’ils ramènent c’est parfois un orque de joie, parfois une anguille de tristesse. Et sur le pont, joie ou tristesse, ils chantent ces vielles
gwerz
des anciens celtes, que Mam Goz fredonnait en chauffant la galette de Sarazin sur la
bilig
à même le foyer. Les flammes se réjouissant dans ses yeux, Mam Goz chantait. Et chaque flamme portait une lettre que ses yeux illuminaient. Elle écrivait avec ses yeux et avec son chant.
Joseph Rouzel
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Texte paru dans
VST - Vie sociale et traitements
2025/3 (N° 167)
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Parole d’éduc. Éducateur spécialisé au quotidien
, 2è édition en poche, érès, 2011.
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Paroles poétiques échappés du texte. Leçons sur la communication industrielle
, le Seuil, 1982.
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Jean-Christophe Contini,
Éducation spécialisée : l’écriture de l’agir. La fabrique du quotidien
, L’Harmattan, 2020.
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M. Lauret,
Lacan, Mencius. La route chinoise de la psychanalyse
, Paris, Campagne Première, 2022.
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Voir N. Moshnyager,
Lacan l’occidenté
, Paris, Éditions du crépuscule, 2022.