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La clinique lacanienne de l’éducation dans ses rapports à l’altérité

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Sébastien Ponnou-Delaffon

jeudi 05 mars 2015

La clinique lacanienne de l’éducation dans ses rapports à l’altérité*

* Cet article résume un récent travail de recherche paru aux Éditions L’Harmattan : Ponnou S. (2015). Lacan et l’éducation. Manifeste pour une clinique lacanienne de l’éducation . Paris : Éd. L’Harmattan.

1) Introduction

Dans le champ des sciences de l’éducation, les notes de synthèse de Jean-Claude Filloux (1987) et de Claudine Blanchard-Laville et collègues (2005), parues dans la prestigieuse Revue française de pédagogie , font référence en termes de panorama et de perspective concernant les liens entre éducation et psychanalyse. Fondées sur un large socle bibliographique, elles constituent une base exploratoire robuste susceptible de structurer une vaste réflexion pratique, théorique, de recherche et de formation au confluent de disciplines a priori hétérogènes, dont les auteurs esquissent pourtant les points d’intersection avec habileté et pertinence. L’efficace d’une « approche clinique d’inspiration psychanalytique » en sciences de l’éducation nous semble aujourd’hui incontestable. Développée par Claudine Blanchard-Laville dès 1999, à l’appui d’un article de Bernard Pechberty et d’un article de Françoise Hatchuel publiés dans un numéro consacré de la même Revue française de pédagogie (1999, n°137), cette conception a inauguré une rupture et un renouvellement des cadres de pensée sur la question, désormais délogée de l’écueil suranné de l’application de la psychanalyse à l’éducation.

Nous sommes pourtant surpris de constater qu’aucune de ces deux notes de synthèse ne fasse référence aux travaux de Jacques Lacan. Non pas que celui-ci ait particulièrement contribué au développement de la question éducative, mais qu’abordant les liens entre psychanalyse et pédagogie de 1908 à 1987 (Filloux, 1987), ou les soutènements d’une clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation (Blanchard-Laville & al., 2005) nous nous attendions à voire figurer, au moins à titre indicatif ou informatif, quelques références au corpus lacanien dans le champ de la psychanalyse, sinon sur la dimension du transmettre. Or à une exception près, le nom de Lacan n’est cité dans aucun des documents susmentionnés, tandis que chacun se rapporte à des auteurs, des dispositifs institutionnels, voire des concepts inspirés ou issus de l’enseignement de Jacques Lacan. Ces éléments ne sont d’ailleurs jamais débattus à la lumière du prisme lacanien.

Dans « Psychanalyse et pédagogie », cette absence de référence est d’autant plus surprenante que la période traitée par Jean-Claude Filloux (1987) est contemporaine à l’essor de l’enseignement de Jacques Lacan. Il nous semble en effet délicat d’évoquer la question de la psychanalyse de 1908 à 1987, notamment en France, sans mentionner une seule fois le nom de Lacan. Ce paradoxe est renforcé par des références à des auteurs lacaniens, déclarés et reconnus comme tels, ayant joué un rôle important dans le développement de la psychanalyse lacanienne - contributions durant Le séminaire , colloques, congrès, membres de l’École Française de Psychanalyse (EFP), analysants -, ou des auteurs pour lesquels l’enseignement de Lacan a tout du moins compté. Ainsi, de manière non-exhaustive, nous retenons en bibliographie : Didier Anzieu, Eric Laurent, Maurice Safouan, Maud Mannoni, Octave Mannoni, Catherine Millot, Fernand Oury, Jean Oury, Elisabeth Roudinesco, Aïda Vasquez (Filloux, 1987, p. 93-97)… De même Jean-Claude Filloux donne une importance particulière à des mouvances ou des dispositifs institutionnels clairement influencés voire irrigués par la psychanalyse lacanienne : la pédagogie ou la psychothérapie institutionnelle, pour n’indiquer que ces deux exemples. Or nous savons l’importance des thèses de Lacan pour François Tosquelles (2003), Jean Oury (2001), Fernand Oury et Aïda Vasquez (1971). Troisième point d’étonnement : conformément aux orientations des auteurs susmentionnés, l’article de Jean-Claude Filloux est ponctué de concepts lacaniens, ou de concepts vigoureusement mis au travail ou renouvelés par Lacan : la question du désir, du savoir, du désir de savoir, la triade réel, symbolique, imaginaire (Filloux, 1987, p. 75, 80, 88, 90).

Cet escamotage du corpus lacanien se retrouve dans la note de synthèse de Claudine Blanchard-Laville et collègues : aucune référence directe, ni note bibliographique, ne renvoie aux travaux de Lacan. L’adjectif lacanien est accolé par trois fois, et de façon quelque peu atypique, au nom de Françoise Dolto (Blanchard-Laville & al., 2005, p. 129-130)… Là encore, la bibliographie de l’article témoigne des paradoxes en présence : de manière non-exhaustive, sont évoquées des contributions de Christiane Alberti, François Ansermet, Marie-Hélène Brousse, Daniel Lagache, Jean-Pierre Lebrun, Maud Mannoni, Charles Melman (Blanchard-Laville & al., 2005, p. 153-162) … Nombreux sont les concepts qui portent l’empreinte ou ont été mis au travail par Lacan : désir inconscient, loi symbolique, désir, désir de savoir, désir du sujet, jouissance (Blanchard-Laville & al., 2005, p. 113, 115, 121, 127, 130, 131, 132, 141, 144, 145)… Commentant les travaux de Leandro de Lajonquière, les auteurs écrivent : « l’acte d’éduquer ne peut être que le fait d’un sujet inscrit dans une chaîne symbolique par sa parole et son désir » (Blanchard-Laville & al., 2005, p. 145) - nous rappelons que l’inconscient structuré comme est langage constitue l’une des thèses inaugurales de Lacan -. Notons également qu’aucun ouvrage ni article de Alain Guy (1993), Jean-Bernard Paturet (1997, 2001, 2004, 2012) ou Guy de Villers (1993a, 1993b, 1994, 2002a ; Niewiadomski & Villers, 2002), connus pour leur mise au travail des concepts lacaniens dans le champ éducatif et social, et contemporains de la période couverte par cette note de synthèse, ne sont mentionnés. Pas plus que les travaux d’orientation lacanienne déployés dans le cadre du Réseau Internationnal des Institutions Infantiles (RI3 - www.ri3.be), du Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant (CIEN - www.champfreudien.org ), ou du Centre d’Etude et de Recherche sur l’Enfant dans le Discours Analytique (CEREDA - www.causefreudienne.net). Enfin certains travaux majeurs de la littérature professionnelle sur les pratiques éducatives d’inspiration lacanienne manquent à l’appel, notamment dans le champ du travail social et de l’éducation spécialisée (Roquefort, 2003 ; Rouzel, 2001, 2007, 2003, 2004) 1 . Cette absence de référence au corpus lacanien nous semble dommageable lorsqu’il s’agit d’évoquer les liens entre éducation et psychanalyse à travers les questions du transfert, de la subjectivité, de la clinique, etc. Il nous semble en effet périlleux de présenter ou faire valoir de manière plus ou moins saillante des concepts ou des avancées théoriques décisives issus de l’enseignement de Jacques Lacan, même par auteurs interposés, sans par ailleurs en référer au corpus lacanien, ni creuser plus avant la possibilité d’une conception lacanienne de l’éducation. Nous considérons que ces escamotages répétés nuisent fortement à la possibilité d’une conversation entre éducation et psychanalyse, comme à la construction théorique et praxéologique d’une clinique de l’éducation, dans la mesure où ils élident de larges pans de la théorie psychanalytique, bridant par-là même une part de la créativité des professionnels, des chercheurs et des étudiants, en réduisant de manière conséquente les étais conceptuels et les espaces de débats pourtant si nécessaires à notre champ.

De plus, la littérature professionnelle à laquelle nous avons fait référence (Roquefort, 2003 ; Rouzel, 2001, 2007, 2003, 2004) s’est peu intéressée aux indications de Lacan concernant la question éducative, au risque consommé d’une transposition littérale de la psychanalyse à l’éducation. Or comme le souligne Janine Filloux, « l'usage des concepts psychanalytiques hors du champ propre de la psychanalyse fait problème. Cela tient à un fait généralisable : tout concept extrapolé de l'ensemble théorique dont il est issu est de ce fait déconceptualisé ; on peut lui faire dire autre chose que ce pourquoi il a été forgé. Les concepts psychanalytiques extrapolés de cet ensemble théorico-clinique ou théorico-pratique qui constitue la psychanalyse sont ainsi susceptibles de voir leur valeur d'usage scientifique démonétisée au profit d'une valeur particulière, à des fins particulières » (Filloux, 1989).

De leur côté, les psychanalystes d’orientation lacanienne insistent ponctuellement sur le différentiel ou la disjonction qualifiant les liens entre éducation et psychanalyse, mais ils ne semblent pas avoir dégagé plus avant de conception lacanienne de l’éducation, contribuant par là même au développement des écueils que nous avons relevés. Or démontrer, comme le fait Catherine Millot à l’appui du corpus freudien, que la théorie analytique est non concluante dans la sphère éducative, qu’il n’y a pas de progrès éducatif à attendre de la psychanalyse, pas de visée prophylactique obtenue par le détour de l’éducation, ni d’intérêt de la psychanalyse pour l’éducation hors du champ de la psychanalyse, et qu’il n’y a pas d’alignement possible de la position de l’éducateur sur celle de l’analyste (Millot, 1997, p. 197 et suivantes), n’est nullement contradictoire ou contraignant quant à notre projet d’investigation d’une conception lacanienne de l’éducation.

Partant de la comparaison entre ces trois champs, nous avons procédé à une revue systématique de l’ensemble du corpus lacanien, parus et inédits, de manière à en déduire les occurrences pertinentes sur le thème éducatif. Nous avons obtenu un panel de 2763 résultats, réduit aux 106 occurrences de notre corpus final que nous avons regroupées en 7 catégories susceptibles de condenser les enjeux inhérents aux indications de Lacan sur l’éducation. La question de l’altérité y tient une place centrale, à partir de laquelle nous discutons les soutènements théoriques, pratiques, et éthiques de notre conception d’une clinique de l’éducation d’orientation lacanienne.

2) Lacan et l’éducation

Nous avons parcouru l’ensemble du corpus lacanien - Écrits , Autres écrits , Le séminaire , impromptus et autre articles, parus et inédits -, via leurs versions numériques, à l’appui des mots-clés suivants : « éducation », « pédagogie », « formation », « didactique », « enseignement », « transmission » et de leurs déclinaisons. Nous avons appliqué aux 2763 résultats ainsi obtenus les critères de pertinence suivants : 1) Nous avons retiré les syntagmes « enseignement », « didactique », et « formation », que Lacan consacre presque exclusivement à la question de la transmission de la psychanalyse, de l’enseignement de la psychanalyse, et de la formation du psychanalyste. 2) Nous avons écarté le signifiant « transmission » dans la mesure où il donnait qualitativement peu de résultats pertinents. Nous avons donc centré notre attention sur les 216 occurrences obtenues à partir des termes « éducation » et « pédagogie », parmi lesquelles nous avons exclu : 3) les occurrences pour lesquelles l’expression employée ne correspondait pas à notre thématique de recherche : au cours du séminaire par exemple, Lacan dit parfois qu’il « éduque » son auditoire. 4) Les occurrences où la question éducative ou pédagogique n’était abordée qu’à la marge, seulement évoquée ou rapportée à un contexte. Nous avons néanmoins conservé certaines occurrences brèves compte tenu de leur intérêt : ces cas se rapportent notamment à une forme « d’élliptisme » caractéristique du style de Lacan.

Les contraintes d’exposition de cet article ne nous permettent pas de restituer l’intégralité des références lacaniennes sur l’éducation, qui demeurent accessibles sur demande adressée à l’auteur. Nous les avons classées en 7 catégories principales : « éducation et répression », « critique de la psychopédagogie », « éducation et analité », « de l’impuissance à la reconnaissance de l’impossible », « Fonction de la parole dans le champ de l’éducation », « fonction paternelle et cellule familiale », « éducation et folie ».

« Education et répression »  : les propos de Lacan sont relativement acerbes, parfois cinglants, à l’égard de l’éducation, de la pédagogie, des éducateurs et des pédagogues, dont le psychanalyste dénonce la férocité teintée d’altruisme (Lacan, 1966, p.100 ; Lacan, 2001, p. 161 ; Lacan, 1978, leçon du 02-02-1955). Ces charges récurrentes, que l’on retrouve de manière transversale dans notre corpus, expliquent sans doute une part des réserves des chercheurs en sciences de l’éducation concernant quelque référence à la psychanalyse lacanienne. Pour autant, il ne faut pas croire que les propos de Lacan tiennent de la provocation. Ses interpellations sur le thème éducatif reprennent avec son style des propos déjà mis en exergue par Freud ou les contributeurs de la pédagogie psychanalytique (Milhaud-Cappe, 2007 ; Moll, 1993) concernant les limites de procédés pédagogiques fondés sur le principe de la frustration ou l’instance du surmoi (Lacan, 1966, p. 617 ; Lacan, 1966, p. 643-644). Ainsi la critique lacanienne de l’éducation porte essentiellement sur une acception réelle des dimensions de la frustration, de la répression ou de l’interdit, qui a traversé voire traverse encore le champ éducatif, au nom de la psychanalyse.

« Critique de la psychopédagogie » . C’est pour les mêmes raisons que Lacan entreprend, à plusieurs endroits, une critique de la psychopédagogie, tant dans un souci de la distinguer de la pratique analytique, que de fustiger les abus de l’éducation, voire de pointer ses attendus en la matière (Lacan, 1966, p. 143 ; Lacan, 2004, leçon du 12 juin 1963). Lacan porte un regard distant à l’égard de la psychogénétique, à laquelle il préfère une posture à la fois clinique et structuraliste. 

« Education et analité » . De manière congruente aux éléments précédemment évoqués, Lacan associe l’éducation à une certaine forme d’exigence sadique, ou la réfère à l’analité. Il lui arrive de réduire la question éducative à celle de la propreté, et de l’associer à la demande de l’Autre (Lacan, 2001 p. 245 ; 2001b, leçons du 7-12-1960 et du 15-03-1961 ; 2004, leçons du 29-05 et du 12-06-1963). On trouve là une formule lacanienne élémentaire de la fonction éducative : l’éducation, c’est la demande de l’Autre. Au sujet d’y donner suite, de la satisfaire ou de s’y soustraire. Mais indéniablement, l’éducation se voit portée par la dialectique du lien du sujet à l’Autre (Lacan, 2001b, leçons du 15 et du 22-03-1961). Le propos semble cru, mais il présente l’avantage de fixer clairement les choses. Cru, voire cruel, puisque dans « Kant avec Sade », Lacan considère La philosophie sur le boudoir comme un traité d’éducation, d’éducation sexuelle ou d’éducation des jeunes filles (Lacan, 1966, p. 787), dont il s’agit d’interroger l’éthique. Sur ce point Lacan conclut de manière magistrale :

Plus de suite dans le scandale irait à reconnaître dans l’impuissance où se déploie communément l’intention éducative, celle même contre quoi le fantasme ici s’efforce : d’où naît l’obstacle à tout compte rendu valable des effets de l’éducation, puisque ne peut s’y avouer de l’intention ce qui a fait les résultats. Ce trait eût pu être impayable, des effets louables de l’impuissance sadique. Que Sade l’ait manqué, laisse à penser. Sa carence se confirme d’une autre non moins remarquable : l’œuvre jamais ne nous présente le succès d’une séduction, où pourtant se couronnerait le fantasme : celle par quoi la victime, fût-ce en son dernier spasme, viendrait à consentir à l’intention de son tourmenteur, voire s’enrôlerait de son côté par l’effet de ce consentement. En quoi se démontre d’une autre vue que le désir soit l’envers de la loi (Lacan, 1966, p. 787).

Impuissance du fantasme de maîtrise, des velléités de domination de l’éducateur, dont la reconnaissance peut conduire à la construction d’un praticable sur le versant de l’impossible.

« De l’impuissance à la reconnaissance de l’impossible » . L’enfant fait son éducation, voilà ce que nous dit Lacan dans son Discours aux catholiques (2004, p. 69-72), s’inscrivant par là même dans une forme de tradition freudienne. Il convient d’entendre la VI° conférence à la lettre : non pas apprendre à l’enfant à maîtriser ses pulsions, écueil récurrent des éducateurs, mais que l’enfant apprenne à maîtriser ses pulsions (Freud, 1984, p. 197-199) : à entendre, chez Freud comme chez Lacan, qu’il établisse un rapport de langage à la pulsion. Ce déplacement implique des remaniements considérables en termes de pratique, de technique, et d’éthique de l’éducation. Ce mouvement fait d’ailleurs l’intérêt fondamental de l’ouvrage de Catherine Millot dans la mesure où l’accent s’y trouve porté sur le passage de l’impuissance - et des velléités répressives ou démiurgiques qu’elle implique - à la reconnaissance d’un impossible au cœur de la relation éducative (Millot, 1997, p.231). Sur cette question encore, Freud antipédagogue témoigne de la continuité entre les conceptions freudiennes et lacaniennes de l’éducation. Lacan, en effet, insiste sur ce point à plusieurs reprises : dans « Radiophonie » (Lacan, 2001) concernant son appréhension du bon mot de Freud sur les trois métiers impossibles, il indique que « pour l’hystérique, c’est l’impuissance du savoir que provoque son discours, à s’animer du désir, - qui livre en quoi éduquer échoue » (Lacan, 2001, p. 444)-. On en trouve également la marque franche dans « Kant avec Sade » (Lacan, 1966, p. 787), Le désir et son interprétation (Lacan, 2013, leçon du 3 décembre 1958), D’un Autre à l’autre (Lacan, 2006, leçon du 25-06-1969), L’envers de la psychanalyse (Lacan, 1991, leçons du 26 novembre 1969 et du 10 juin 1970). Or dans ces dernières références, la critique lacanienne du thème éducatif, et les raisons qu’il en donne, ressemblent à s’y méprendre à sa conception du discours du maître (Lacan, 1991, 2001), y compris dans la distinction et l’articulation qu’il produit au regard du discours analytique (Lacan, 1991, 2001).

« Fonction de la parole dans le champ de l’éducation » . Dans cette perspective, Lacan dénonce régulièrement l’usage que les éducateurs font du langage (1966, p.445) pour y rappeler sa conception de l’inconscient structuré comme un langage, soit de l’inconscient comme discours de l’Autre (Lacan, 1966, p. 16). D’où la fonction du langage, à laquelle Lacan fait référence, renvoie à la dimension symbolique du signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant (Lacan, 1966, p. 840). Nous disions tout à l’heure, concernant la tâche éducative : que l’enfant apprenne à établir un rapport de langage à la pulsion, qu’il s’y représente, y engage sa jouissance, afin qu’elle lui fasse retour sur l’échelle inversée du désir (Lacan, 1966, p. 827) et du plaisir de vivre (Freud, 1988). Si l’éducation relève d’une imposition, il s’agit d’abord d’un acte symbolique, d’un exercice du signifiant : jouer avec les mots, faire fond sur l’équivoque (Lacan, 1998, leçon du 4 décembre 1957). Ici la maîtrise du langage est mise en tension avec la créativité du sujet. Lacan instaure une forme de dialectique du lien du sujet à l’Autre, où le plaisir se dévoile dans les errements du langage. Dès lors l’éducateur soutient le champ du langage - de l’Autre - de manière à ce que le sujet puisse y loger sa singularité et y soutenir son désir (Lacan, 1998, leçon du 18 décembre 1957). Le rapport de l’éducateur au langage et la texture symbolique de sa fonction sont clairement mis en avant.

« Fonction paternelle et cellule familiale » . Or Lacan précise que le rapport de l’enfant au langage, au discours, en passe nécessairement par l’intermédiaire de ses éducateurs, au premier rang desquels ses parents (1991, p. 208 ; 2001, p. 23-99). Lacan, à cet égard, insiste sur la prépondérance de la structure familiale dans la formation de l’individu (2001, p. 24-25, 60-61). Il convient cependant de ne pas se méprendre sur ses propos concernant la famille : ses indications se satisfont mal d’un manichéisme politique oscillant entre réforme et conservatisme - précisément ni pour ni contre -. Il ne développe pas non plus de prétention sociologique ou anthropologique, mais à l’appui de son expérience clinique, soutient que le développement de l’enfant exige qu’il soit pris dans un désir qui ne soit pas anonyme (Lacan, 2001, p. 373). Ces indications méritent d’être associées aux multiples commentaires du complexe d’oedipe chez Lacan. Or nous constatons, de manière systématique, lorsque la question du complexe est associée à celle de l’éducation, que la fonction du père se trouve tenir une place particulière dans cette affaire, comme « prototype de la répression œdipienne » (Lacan, 2001, p. 48). Remarquons que ces indications confortent certaines interprétations communes à la littérature professionnelle, universitaire et psychanalytique (Roquefort, 2003 ; Rouzel, 2001, 2007, 2003, 2004 ; Blanchard-Laville & al., 2005 ; Cifali & Imbert, 1998 ; Filloux, 1987 ; Lebrun, 1997, 2007 ; Melman, 2002), à condition de ne jamais glisser de la métaphore, du symbolique, du semblant (Lacan, 2007) à une version du père réel - se prendre réellement pour le père (Lacan, 2013, leçon du 03-12-1958 ; 1998, leçon du 22-01-1958)-. De la cellule familiale à la fonction du père, l’éducation se trouve constamment interpellée dans sa dimension symbolique, comme support de la relation du sujet au signifiant : « pas de sujet sans signifiant qui le fonde » (Lacan, 1998, leçon du 22-01-1958). Faute de quoi Lacan nous indique qu’elle conduit aux portes de la folie.

« Education et folie » . Lacan esquisse à plusieurs reprises un parallèle entre éducation et folie, à l’appui du cas du Président Schreber. Rappelons que le père du Président Schreber était médecin hygiéniste, « educationnaliste » pour reprendre l’expression de Lacan, qui insiste sur la fonction métaphorique du père voire de la fonction éducative, comme support du discours (Lacan, 1966, p. 581). Ce n’est pas tant la fonction du père que les velléités de maîtrise que dénonce Lacan, tandis que la fonction symbolique se structure sur fond de manque, d’absence, d’incomplétude, pour devenir espace habitable à l’usage de l’enfant (Lacan, RSI , inédit, leçon du 21 janvier 1975). L’éducation ne relève pas de l’ordre, mais du désir.

3) Clinique de l’éducation d’orientation lacanienne : une conversation au nouage de l’Autre et du sujet

Les propos de Lacan sur l’éducation oscillent régulièrement entre nécessité d’une part, et critique vigoureuse d’un processus fondé sur la répression, sous les auspices de la psychanalyse même :

La frustration qu’il [l’enfant] subit s’accompagne, en effet, communément d’une répression éducative qui a pour but d’empêcher tout aboutissement de ces pulsions et spécialement leur aboutissement masturbatoire. D’autre part, l’enfant acquiert une certaine intuition de la situation qui lui est interdite, tant par les signes discrets et diffus qui trahissent à sa sensibilité les relations parentales que par les hasards intempestifs qui les lui dévoilent. Par ce double procès, le parent de même sexe apparaît à l’enfant à la fois comme l’agent de l’interdiction sexuelle et l’exemple de sa transgression. La tension ainsi constituée se résout, d’une part, par un refoulement de la tendance sexuelle qui, dès lors, restera latente - laissant place à des intérêts neutres, éminemment favorables aux acquisitions éducatives - jusqu’à la puberté ; d’autre part, par la sublimation de l’image parentale qui perpétuera dans la conscience un idéal représentatif, garantie de la coïncidence future des attitudes psychiques et des attitudes physiologiques au moment de la puberté. Ce double procès a une importance génétique fondamentale, car il reste inscrit dans le psychisme en deux instances permanentes : celle qui refoule s’appelle le surmoi, celle qui sublime, l’idéal du moi. Elles représentent l’achèvement de la crise œdipienne (Lacan, 2001, p. 46).

Les oscillations de Lacan sur la question éducative ne portent donc pas seulement sur sa nécessité, quels que soient les liens qu’elle entretient par ailleurs avec la réflexion analytique, mais au sein même du mouvement éducatif, de la nécessité de la répression dans la constitution du développement psychique de l’enfant. Nous nous situons cette fois encore dans le fil de la VI° conférence de Freud : optimum entre liberté et contrainte, et nécessité pour l’enfant d’apprendre à maîtriser ses pulsions - nous disions apprendre à établir un rapport de langage à la pulsion (Freud, 1984, p 197-199) -. Car la répression est d’abord celle-ci : faire passer la jouissance au lieu du signifiant, inter-dit, dit-que-non, mais plus essentiellement dit. Si le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant (Lacan, 2001, p. 579), toute parole authentique et pleine, tout acte de parole, toute production signifiante engendre un effet sujet. Si Lacan interpelle la pédagogie dans son rapport au langage, c’est précisément pour la sensibiliser à la fonction représentative du signifiant - plus seulement moyen de communication ou somme grammaticale - : ce que parler veut dire, autrement dit tenir compte et faire usage de la fonction politique du langage dans le champ de l’éducation. Ainsi l’éducateur soutient le registre du signifiant dans l’attente ou l’appel d’un effet sujet. Pour reprendre la terminologie lacanienne, il soutient le champ de l’Autre, à entendre comme trésor du signifiant, du savoir et de la loi, comme mode de production d’un effet sujet. Ou plus exactement, l’éducation s’institue comme conversation au confluent de l’Autre et du sujet. Cette perspective relève du paradigme, et institue la relation éducative comme espace clinique - clinique des petits riens du quotidien - par l’affinité du processus éducatif à l’inconscient comme discours de l’Autre (Lacan, 1966, p. 16). Dans cette perspective, elle procède bien d’une dialectique au nouage du singulier et de l’universel. Il arrive même à Lacan d’en esquisser les marges du point de vue de l’éthique :

Il suffit pour cela de se rappeler les réserves à vrai dire fondamentales, constitutives, de la position freudienne concernant tout ce qui est éducation. Sans doute sommes-nous, et plus spécialement les psychanalystes de l'enfant, amenés à tout instant à empiéter sur ce domaine, à opérer dans la dimension de ce que j'ai appelé ailleurs, dans un sens étymologique, une orthopédie. Mais il est tout de même frappant qu'aussi bien par les moyens que nous employons que par les ressorts théoriques que nous mettons au premier plan, l’éthique de l’analyse - car il y en a une - comporte l'effacement, la mise à l'ombre, le recul, voire l'absence d'une dimension dont il suffit de dire le terme pour apercevoir ce qui nous sépare de toute articulation éthique avant nous - c'est l'habitude, la bonne ou la mauvaise habitude. C'est là quelque chose à quoi nous nous référons d'autant moins que l'articulation de l'analyse s'inscrit dans des termes tout différents - les traumas et leur persistance. Sans doute avons-nous appris à atomiser ce trauma, cette impression, cette marque, mais l'essence même de l'inconscient s'inscrit dans un autre registre que celui sur quoi, dans l’Éthique, Aristote lui-même met l'accent d'un jeu de mots : ἔθος / ἦθος.  Il y a des nuances extrêmement subtiles que l’on peut centrer sur le terme de caractère. L'éthique dans Aristote est une science du caractère. Formation du caractère, dynamique des habitudes - plus encore,  action en vue des habitudes, dressage, éducation (Lacan, 1986, p. 19-20).

 

Chez le premier Lacan, l’Autre représente la  structure symbolique primordiale, trésor du signifiant et du langage, lieu du déploiement de la parole. Il est l’adresse supportant le désir du sujet et devient une charnière à partir de laquelle penser la condition de l’être parlant. S’il trouve partiellement à s’étayer sur telle figure parentale, tel personnage ou telle institution sociale, l’Autre n’en reste pas moins irréductible à toute tentative de réduction à un support réel ou de captation imaginaire :

L’intérêt des remarques que je vous ai faites la dernière fois sur l’autre et l’Autre, l’autre avec un petit a et l’Autre avec un grand A, était de vous faire remarquer que quand l’Autre avec un grand A parle, ce n’est pas purement et simplement la réalité devant laquelle vous êtes, à savoir l’individu qui articule. L’Autre est au-delà de cette réalité. Dans la vraie parole, l’Autre, c’est ce devant quoi vous vous faites reconnaître. Mais vous ne pouvez-vous en faire reconnaître que parce qu’il est d’abord reconnu. […] Cette dimension supplémentaire, la réciprocité, est nécessaire à ce que vaille cette parole […] qui suppose la reconnaissance d’un Autre absolu, visé au-delà de tout ce que vous pourrez connaître, et pour qui la reconnaissance n’a justement à valoir que parce qu’il est au-delà du connu. C’est dans la reconnaissance que vous l’instituez, et non pas comme un élément pur et simple de la réalité, un pion, une marionnette, mais un absolu irréductible, de l’existence duquel comme sujet dépend la valeur même de la parole dans laquelle vous vous faites reconnaître. Il y a là quelque chose qui naît (Lacan, 1981, p. 62-63).

L’Autre n’est pas simplement l’autre qui est là, mais, littéralement, le lieu de la parole. Il y a, déjà structuré dans la relation parlante, cet au-delà, ce grand Autre au-delà de l’autre que vous appréhendez imaginairement, cet Autre supposé qui est le sujet comme tel, le sujet dans lequel votre parole se constitue parce qu’il peut non seulement l’accueillir, la percevoir, mais y répondre (Lacan, 1994, p. 80).

Dans l’enseignement de Jacques Lacan, l’existence du sujet se pose essentiellement dans son rapport à l’Autre. Suivant cette conception, l’être humain jouit d’une double naissance : une fois comme vivant, une fois comme parlant. La seconde le fait auteur de sa vie et transforme la première en trace de l’objet qu’il est, dont il est séparé par le fait même de s’humaniser. Considérant l’inconscient structuré comme un langage , Lacan fonde le sujet dans son rapport au signifiant : « un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant » (Lacan, 2001, p. 579) ; ou le sujet est le « signifié de la pure relation signifiante » (Lacan, 2001, p. 581). « Le sujet en tant qu’il est parole, histoire, mémoire, structure articulée » (Lacan, 1994, p. 118) se distingue du moi, instance imaginaire, unifiante, advenue dans le miroir (Lacan, 1966, p. 93-100), leurre stabilisateur qui n’est pourtant pas maître en sa propre demeure (Freud, 2001, p. 266). Le sujet lacanien s’écrit $, en écho au Es freudien, le ça pulsionnel, barré puisque affecté par le langage, soumis à la castration… Le sujet n’est que représenté dans le langage : il y fait l’épreuve de son manque-à-être, cause structurelle du désir. L’homme est séparé de son être réel par le mur du langage. Il est d’abord effet du signifiant, effet du discours, réponse du réel au signifiant. « […] L’être du sujet est la suture d’un manque. […] Le sujet se refend d’être à la fois effet de la marque et support de son manque. […] Le sujet est ce qui répond à la marque par ce dont elle manque » (Lacan, 2001, p. 200). Il se constitue comme sujet en empruntant le langage à l’Autre, tout en supposant à cet Autre le statut de sujet, c'est-à-dire en le collisionnant constamment aux représentants qui consentent à s’en faire support - parents, adultes, enseignants, éducateurs… Mais le langage qui le représente confronte le sujet au ratage de son être, d’où s’interpellent deux consistances caractérisant la dynamique du lien social : le réel du sujet est un mystère, une énigme, un trou dans le savoir. L’Autre se trouve affligé d’une perte, d’un manque, frappé d’incomplétude.

Cette référence à l’Autre comme mode de promotion, voire de production d’un effet sujet dans le champ de l’éducation, n’est effectivement pas le terme à porter à notre analyse puisqu’à l’appui des travaux de Pascal, Russel, Gödel, Lacan nous enseigne que cet Autre, quels qu’en soient les supports, les figures, est frappé d’un double statut : unitaire d’une part, lieu de la garantie et du déploiement du signifiant… Incomplet d’autre part, dans la mesure où cet Autre ne tient pas, comme marqué d’une faille entendue comme porte ouverte sur le réel. Première conséquence : ce défaut structurel fonde la relation éducative comme entité clinique, espace de subversion et de composition à l’usage de l’enfant.  Deuxième conséquence : ce qui vient à la place de l’Autre qui n’existe pas, c’est la promotion du discours comme nouveau point de capiton, ou le lien social comme nécessité d’une agrafe (Miller, 1996). Pour la psychanalyse, le lien social est d’abord considéré comme fait de langage, ou modalité singulière d’inscription du sujet dans le langage. Il relève du discours entendu comme « articulation de structure qui se confirme être tout ce qui existe de lien entre les êtres parlants » (Lacan, Les non-dupes errent , séminaire XXI, inédit, leçon du 11-12-1973). Lacan en développe l’efficace au cours de son dix-septième séminaire (1991), distinguant le discours du maître, de l’université, de l’hystérique, et de l’analyste. De quel discours relève la fonction d’éduquer ? A partir de quel discours structurer une conception clinique de l’éducation ? Les éléments de notre corpus nous engagent à formuler cette perspective : quels seraient les soutènements et les contours d’une clinique de l’éducation référée au discours du maître comme écriture de l’inconscient (Lacan, 2006, p. 385 ; Lacan, 1991, p. 104) ?

4) De l’altérité à l’incomplétude : la clinique lacanienne de l’éducation ou le discours du maître en question

La conception lacanienne de l’éducation ne relève pas du nourrissage, de la transmission ou restitution plus ou moins digeste du savoir, mais consiste à extraire. Educare, conduire hors de , renvoie le pédagogue à son statut d’esclave, qui durant l’Antiquité, conduisait l’enfant chez ses précepteurs ou au gymnase, lieu d’apprentissage et de socialisation. Passeur de la loi de la parole et de sa structure humanisante, l’éducateur s’institue passeur d’un état d’enfermement vers un mieux être, passeur du dedans au dehors, médiatisant la rencontre d’un sujet à l’Autre, au discours de l’Autre. L’éducation consiste à faire passer, à extraire le sujet de la position d’objet de la jouissance de l’Autre à celle de sujet au lieu de l’Autre, c'est-à-dire qu’elle substitue la culture à la nature, et de manière primordiale par la voi(x)e symbolique du père, du maître, pour faire de l’enfant une créature de langage (Baio, 2010).

Notre démarche d’investigation témoigne d’une contiguïté des conceptions lacaniennes du discours du maître et de l’éducation (Lacan, 1991, leçons du 26-11-1969 et du 10-06-1970 ; 2001, p. 444-445). Dans le discours du maître, l’agent impose à l’autre la production d’un savoir dont il espère un gain de jouissance, toujours inapte à répondre de sa division (Lacan, 1991). Or c’est bien la persistance de cette faille au vif du discours qui ouvre à l’enfant la possibilité de l’interprétation, de la subversion ; et lui offre de construire son désir à l’appui de l’énigme et de la consistance du désir du maître, pour s’engager dans le champ des savoirs et faire œuvre de lien social. Plus significatif encore : Lacan considère le discours du maître comme écriture de l’inconscient, et le nomme l’envers de la psychanalyse (Lacan, 2006, p. 385 ; Lacan, 1991, p. 104). Le discours du maître se fonde sur une imposition, une interpellation (Althusser, 1970) nécessaire à l’avènement du lien social. Il recèle une incomplétude ouvrant sur cette dimension radicale de l’altérité qu’est l’inconscient. L’énigme du désir du maître, sa propre division, confèrent à l’interprétation de l’enfant une portée émancipatrice - pour le dire à la manière de Rancière, la volonté du sujet s’articule à la volonté du maître ignorant (1987) -. La conception lacanienne de l’éducation relève de la fonction du maître hégélien qui dirige, commande, et promeut un amour en exercice, par lequel l’enfant accède à l’autonomie en se transformant lui-même tout en transformant son environnement 2 (Hegel, 2002). L’aliénation symbolique à l’égard de l’Autre implique l’autonomie du sujet du point de vue du savoir et du lien social (Ponnou, 2013), à condition que l’éducateur ménage dans l’Autre un point d’incomplétude nécessaire au déploiement du désir de l’enfant. L’acte éducatif consiste à creuser un trou dans l’Autre et dans le champ des savoirs, pour que le sujet puisse y loger sa destinée. Le désir naît d’un savoir défaillant. D’où l’éducation ne vise pas le changement, mais le désir de changement, et s’attache à penser la nature du savoir pour en faire l’enjeu d’un désir. La référence lacanienne à l’Autre et au discours du maître corrèle la clinique d’orientation psychanalytique au registre de l’invention :

D’une façon générale, si le terme d’invention s’impose pour nous aujourd’hui, c’est qu’il est profondément lié à l’idée que l’Autre n’existe pas, il est profondément lié à l’idée que le grand Autre est une invention. Tant que l’on reste dans l’idée que le grand Autre du symbolique existe, le sujet est simplement effet du signifiant, et celui qui invente en quelque sorte, c’est l’Autre. Il n’y a que l’Autre qui invente. Tandis qu’avec l’Autre n’existe pas, l’accent se déplace de l’effet à l’usage, se déplace au savoir-y-faire. Ce n’est pas seulement le point de vue "le sujet est déterminé par le langage, par l’Autre, c’est dans l’Autre que ça se passe", c’est au contraire la notion que le sujet a à savoir-y-faire, qu’il a à savoir-y-faire avec son traumatisme. L’Autre n’existe pas veut dire que le sujet est conditionné à devenir inventeur. Il est en particulier poussé à instrumentaliser le langage (Miller, 2004).

De telle manière que la référence au discours du maître, dans le champ de l’éducation, induise la nécessité de la clinique, et fonde la clinique comme limite à l’éducation. L’interposition de l’inconscient confine l’éducation au registre de la subversion.

D’un point de vue pratique, la dialectique du lien du sujet à l’Autre à l’œuvre dans les conceptions lacaniennes de l’éducation appelle un maniement spécifique du transfert dans les pratiques éducatives et sociales (Filloux, 1989 ; Paturet, 2013 ; Rouzel, 2003) par lequel l’éducateur, pour reprendre un syntagme majeur de l’enseignement de Jacques Lacan, est mis en position de sujet-supposé-savoir (2001, p. 243-259) : supposé-savoir-y-faire avec les demandes, les plaintes, voire les symptômes que le sujet lui adresse ; et plus généralement avec les normes, la culture, les connaissances, ou les relations sociales… Apprendre, comprendre, parler, échanger, trouver une place dans la société. C’est au titre de ce savoir qu’il suppose à l’éducateur que le sujet accroche. Le transfert : de l’amour adressé au savoir, à l’Autre, et par substitution, à celui ou celle sensé le représenter... La fonction éducative, arraisonnée au champ de l’Autre, au discours du maître et à l’ordre symbolique, s’en trouve nécessairement affectée. Jacques Lacan fait du sujet-supposé-savoir le pivot du transfert, qui de surcroît, recèle un fond d’illusion dans lequel l’éducateur ne doit pas s’empêtrer : l’enfant accroche non seulement au titre d’une savoir qu’il attribue à l’Autre en la personne de l’éducateur, mais également parce qu’il lui suppose l’objet susceptible de saturer son manque. Écueil de la « bonne relation », toute mobilisée à la jouissance narcissique de chacun des partenaires. L’éducateur doit au contraire faire la preuve de l’incomplétude de l’Autre par la permanence de son désir, voir en soutenant une posture de non-savoir nécessaire au déploiement du savoir de l’enfant (Bataille, 1978 ; Lacan, 1966, p. 349). S’en déduit l’avènement d’une dynamique telle que la manœuvre de transfert vise à déplacer la charge affective supportée par l’éducateur vers d’autres objets d’investissements : expression, création, apprentissage, formation, travail, liens sociaux… Le transfert n’est pas l’espace de la relation bonne ou mauvaise, mais un lieu d’historsation, d’ordonnancement, de déplacement, de substitution et de transmission où se jouent et se résolvent les problématiques didactiques et pédagogiques. L’acte éducatif procède du passage de l’imposition à l’effaçon. L’éducateur œuvre à sa perte. Sa fonction ne consiste pas à faire taire le symptôme (Soler, 1998), fut-il dérangeant, mais à l'entendre afin d'accompagner l'enfant dans sa prise en compte, dans la découverte de ce qui en lui cherche à se dire, pour l'aider à en devenir responsable et qu’il apprenne à faire avec (Rouzel, 2004).

Du point de vue de l’éthique, partons des indications de Lacan dans son septième séminaire (1986), durant lequel il porte l’accent sur la distinction étymologique entre deux acceptions de l’éthique déjà mises en relief par Aristote (1994) : comme éthos , la première renvoie à la tradition, à la coutume, aux ontologies et aux savoirs, aux principes civilisateurs et à la raison sociale, aux fictions et figures de l’Autre que les hommes ont construites pour structurer l’espace de la communauté - Lacan dit clairement qu’il s’agit d’une éducation. Comme èthos , la seconde relève de l’infiniment singulier, du caractère, du particulier, d’un sujet aux prises avec le lien social, les savoirs et les discours de son temps - Lacan y corrèle l’éthique de la psychanalyse et le désir de l’analyste, comme « désir d’obtenir la différence absolue » (1973). Une conception a minima d’une éthique pour la clinique de l’éducation consiste à ne céder sur aucune de ces perspectives, à les arc-bouter l’une à l’autre afin qu’elles conduisent à l’avènement d’une esthétique, d’une formule créative qui réconcilie l’être singulier d’avec le collectif, sans pouvoir se baser sur la certitude de solutions typiques.

La référence au discours du maître nous permet d’en saisir plus finement les mécanismes puisqu’elle modèle une incomplétude qui devient praticable au travail de composition de l’enfant : l’énigme du désir du maître - que me veut l’Autre ? - ouvre sur l’énigme du désir du sujet - Qui suis-je ? Quel sens donner à ma vie ? -. Le lien de domination caractéristique du discours du maître recèle une place d’exception qui, dans la pratique éducative, est corrélée à la clinique. Comme l’indique Michel Foucault, l’enfant a besoin d’écouter les leçons d'un maître. Il a besoin d'un guide, de quelqu'un qui lui dise la vérité (Foucault, 2001)… Pour en respecter l’esprit et en subvertir la lettre. Ce paradoxe de l’éducation trouve son expression aboutie dans une conception kantienne de l’éthique, traditionnellement indéxée par les syntagmes d’éthique de la conviction ou d’éthique du devoir. Dès 1784 en effet, dans l’ Idée d’une histoire universelle d’un point de vue pragmatique , Kant nous avertit que « l’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître » (1993a). L’année suivante, cherchant à déterminer les principes de la morale, Kant construit les Fondements de la métaphysique des mœurs à partir des célèbres impératifs catégoriques  :

Agis uniquement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle […] Agis de telle sorte que tu traites toute l’humanité, aussi bien dans ta propre personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen […] Agis selon une maxime qui puisse en même temps valoir par elle-même universellement pour tout être raisonnable (1993b).

Or le discours du maître recèle en sa pointe un aveuglement : l’éthique de la conviction fonde un espace d’interprétation qui permet à l’enfant de soutenir son énonciation, sa responsabilité à l’égard du lien social, pour s’engager dans un rapport structurant et pacifié à l’altérité. Dans sa version lacanienne, le maître prétend savoir ce que veut l’autre, à condition d’épargner la question de sa division et de son propre désir (1991 ; 2001, p. 444-445). Le désir de l’enfant s’articule à l’énigme du désir du maître - dont il est lui-même ignorant -, au vide structurel qu’il enserre. D’où l’éthique de la conviction, fondée sur la texture symbolique du discours du maître, relève d’une éthique du réel (Zupancic, 2009) qui ne répond d’aucune morale ni d’aucun idéal, puisqu’elle n’en réfère pas à un objet prédéterminé, mais à un noyau d’impossible au vif du sujet : si ton désir était la loi, que pourrais-tu désirer ? L’éthique kantienne - Fais ton devoir ! -, ouvre ainsi sur l’énigme et le vertige du désir - Lequel ? - : l’acte éducatif fonde une imposition qui devient mystère, auquel l’enfant doit trouver ou inventer ses propres solutions.

La pertinence de l’articulation entre éthique de la conviction et éthique du réel nous rappelle la conception kantienne de la perfectibilité humaine, au regard de laquelle le destin de l’enfant ne relève d’aucun déterminisme mais du devenir (Kant, 1993a). Nous pouvons en déduire que subvertissant le discours du maître, la clinique de l’éducation tend vers une éthique de la responsabilité par la construction d’un sujet qui puisse répondre de ses choix, de son rapport au savoir et au lien social. Ainsi conviction et responsabilité constituent l’endroit et l’envers d’une même monnaie, dont Lacan condense ainsi l’efficace : « de notre position de sujet, nous sommes toujours responsables » (Lacan, 1966, 855-877). Dès lors de quelle étoffe relève la responsabilité de l’éducateur ? Précisons d’emblée que l’objet de la relation éducative n’est pas l’enfant, l’élève ni le citoyen, le savoir ou la technique, mais la relation elle-même, comme instance de sublimation à l’usage du jeune sujet (Freud, 1984). La responsabilité du maître relève d’un acte de fondation, d’imposition, qui embraye la responsabilité de l’enfant. Responsable de rendre le sujet responsable, formule qui fonde la clinique de l’éducation comme structure de désir, posture politique, éthique voire esthétique où l’enfant se trouve conduit à devenir l’ouvrier de la beauté de sa propre vie (Foucault, 2001).

5) Conclusion

Nos explorations témoignent de l’existence d’une conception lacanienne de l’éducation susceptible de porter contribution aux approches cliniques d’inspirations psychanalytiques en sciences de l’éducation, dont elle participe à discuter et à enrichir les fondements. La question de l’altérité s’y trouve mise en lumière de manière tout à fait singulière : l’interposition systématique de l’inconscient, l’incomplétude structurelle du discours et l’énigme du désir du maître fondent la relation éducative comme espace clinique, témoignant du dissensus, autrement dit de la relation nécessairement politique entre psychanalyse et éducation. Les figures classiques du maître, de Platon à Rancière, en passant par Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, Kant, Hegel, Marx, ou, Foucault, s’en trouve également interpellée, voire subverties. Dès lors, l’une des perspectives possibles à la poursuite de cette investigation consiste à interroger les soutènements de la fonction éducative à l’aune des remaniements symboliques à l’œuvre dans l’étoffe contemporaine du lien social (Miller, 2012 ; Miller, 2013) : l’éducation comme discours de l’Autre témoigne de son affinité à l’inconscient d’une part, à la texture du lien social d’autre part. Or notre modernité se caractérise par le déclin de l’autorité, des institutions, et des figures de l’Autre à prétentions universelles (Bruno, 2010 ; Dubet, 2002 ; Lebrun, 1997 ; Legendre, 1996 ; Melman, 2002). Le XXI° siècle est celui du manque de manque sur lequel le sujet a jusque-là fait fond. Lacan en attribue la cause à la prégnance des tonalités capitalistes et scientistes dans le concert contemporain des discours (Lacan, 1975 ; Lacan, 2001, p. 443-447). La technoscience assure l’avènement de l’objet susceptible de combler la faille au vif du sujet. Le capitalisme en certifie la jouissance infinie, paradigme né des Lumières, nourri par les révolutions industrielles et le développement des moyens techn(olog)iques. La reconnaissance cède à la connaissance et à l’utilitarisme. Le ciel est vide, il n’est de système que fabriqué par les Hommes… Découverte engagée par Descartes, Rousseau, scandée par Nietzsche, Foucault, et quelques autres, qui trouve son acmé politique avec la révolution française : les citoyens s’arrachent à l’Ancien Régime, dont l’organisation était garantie par des idéaux indisponibles comme Dieu et le roi. Passage de l’hétéronomie à l’autonomie. D’où le nouveau problème : comment penser le lien social sans Autre pour le garantir (Sauret, 2008) ? Tandis que mystère et incomplétude régissent le collectif et l’individuel des sociétés traditionnelles, la plénitude moderne se paie de l’inconsistance et de la virtualisation du lien social. Cette libéralisation généralisée dévoile bientôt son visage obscène, sécuritaire et réactionnaire. Le sujet moderne se passe de l’Autre et de sa loi, et il se satisfait du narcissisme et de la jouissance de l’Un. Ce qui fait lien social, ce n’est plus le maître, mais comme le disait Jacques-Alain Miller, la communauté des frères de jouissance ; entraînant un certain égarement, une certaine multiplicité des modes de jouissance et de la pulsion de mort (Deffieux, 2007). Que deviennent nos hypothèses au temps du capitalisme et de la science comme discours dominants (Lacan, 1975, 2001, p. 443-447) ?

Enfin nous souhaitons poursuivre nos investigations, en termes de clinique de l’éducation, par un état des lieux de la littérature internationale. Pour ce faire, nous proposons de comparer les résultats de la présente recherche aux articles traitant d’éducation et de pédagogie dans certaines des principales revues de psychanalyse anglo-saxonnes et hispanophones (dans un premier temps) en les croisant aux articles traitant de psychanalyse dans certaines des plus prestigieuses revues des sciences de l’éducation de langue anglaise et  espagnole. Quelle sera la densité et la consistance du corpus ainsi recueilli ? Pour quelle tessiture du lien entre éducation et psychanalyse ? Quelle influence de l’enseignement de Jacques Lacan ? Quels paradigmes en présence ? Le thème de la clinique de l’éducation y sera-t-il également développé ? Quelles comparaisons possibles avec les éléments évoqués au fil de cette recherche ? Il s’agit d’interrogations qui naturellement, dépassent largement le cadre de cet article, et ne pourront trouver de développements et de réponses satisfaisants qu’à condition de cultiver le débat épistémologique qui signe le vif des sciences de l’éducation.

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Sébastien Ponnou,

Docteur en psychanalyse, Université Paris 8.

Maître de Conférences en Sciences de l’Éducation, Département de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Limoges. Equipe d’Accueil 6311 - FRancophonie, Education, Diversité (FRED).

Constat qu’il convient d’interroger tandis que les auteurs insistent sur le développement d’une « clinique de l’accompagnement » (Blanchard-Laville & al., 2005, p.145 et suivantes).

On retrouve la marque de cette structure émancipatrice de Platon à Rancière, en passant par Kant, Marx, ou Foucault.

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