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La relation d’objet-don entre le sujet aidant et le sujet exclu

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Olivier Delporte-Fontaine

mardi 22 décembre 2015

La relation d’objet-don entre le sujet aidant et le sujet exclu [1]

 

   Qu’est-ce que le don ? Que nous dit tout d’abord la doxa ? Que le don est un acte généreux et gratuit ! Celui qui donne n’attend rien en échange ! Le don est un acte désintéressé ! Ceux qui donnent sont souvent montrés comme des personnes bienfaisantes et bonnes ! En témoignent les nombreux appels aux dons des diverses associations caritatives incitant à la solidarité de chacun pour aider les plus démunis d’entre nous ! Il semble encore plus louable de donner à ceux qui sont dans le besoin et c’est encore mieux quand on donne à ceux qui sont au fond, aux parias de la société, aux exclus ! Il est criminel de ne pas donner surtout quand on est riche !  D’ailleurs, on ne donne pas aux riches mais on donne aux pauvres ! Il y a ceux qui donnent et ceux qui ne donnent pas alors qu’ils pourraient donner ! Mais qu’est-ce que réellement le « don » ?

 

    Le don renvoie, par analogie, à l’altruisme, à la philanthropie, aux notions du « bien » et du « mal » ainsi qu’à la morale. Il suggère également l’idée d’éthique de la réciprocité, de la règle d’or, autrement dit : « fais à autrui ce que tu aimerais qu'on te fasse si tu étais dans sa situation. ». Si nous nous arrêtons sur ces discours communs, véhiculés par la doxa mais aussi par les medias et par les politiques exaltant les personnalités dites « altruistes » qui ont fait « don » de leur personne à une cause comme Sœur Emmanuelle, Che Guevara et plus récemment, Nelson Mandela, il est intéressant de se demander si le « don » ne fait pas office de coupure presque de façon manichéenne entre les « bons » et les « méchants », entre ceux qui donnent et ceux qui ne donnent pas. Le « don » divise-t-il, coupe-t-il en deux, est-il à double tranchant, comme l’indique son étymologie indienne (sabir chinook), laquelle signifie à la fois cadeau (don) et poison ? Qu’est-ce que le « don » en réalité ? Est-il possible de pouvoir remonter à une origine du don, de revenir à l’instant zéro du don ? Existe-t-il de façon mythique, depuis des temps immémoriaux ? Si dans le christianisme, il existe un don inaugural, il est intéressant de remarquer que l’Homme semble aussi basculer du côté  mortifère au moment où il se croit autofondé. A l’instar de la pulsion de vie et de la pulsion de mort [2]  qui semblent être indissociables chez l’être humain, le don est-il accompagné, à chaque fois qu’il devient action ou mouvement, de cette pulsion de mort ? Le don se déploie-t-il en deux mouvements, l’un vers la vie et l’autre vers la mort ?  Existe-t-il deux pulsions du don, l’une inaugurale et l’autre mortifère ? Ou sont-elles liées l’une à l’autre à l’instar des pulsions de vie et de mort ? L’une ne va-t-elle pas sans l’autre ? Pour l’anthropologue Mauss, dans son célèbre Essai sur le don, le « don » n’est pas gratuit. Ce dernier se base principalement sur les tribus amérindiennes et notamment le potlatch. Qu’est-ce-que le potlatch ? L’idée est de donner un objet que l’on possède réellement, autrement dit de faire cadeau d’un objet matériel qui se révèle important pour le donateur. Mais ce cadeau est-il donné pour rien, dans une sorte de gratuité n’exigeant rien en retour ? Non, car pour Mauss, il y a une triple obligation qui s’articule autour de trois verbes : donner, recevoir, rendre. Il y a alors obligation pour le donataire de recevoir car tout refus de « don » se révèle être un affront qui exige réparation. Cette loi du « don », même si elle est vectrice de lien social, peut créer un endettement chez le donataire et porter à l’agressivité de l’un envers l’autre, donateur et/ou donataire.  Dans cette définition du don, la pulsion de mort a-t-elle toujours le dernier mot, conduisant à une répétition cyclique et aboutissant à des dons/contre dons quasiment éternels ? Donner « ce que l’on a » ne devient-il pas agressif, destructeur ?  Cependant, le « don »  de Mauss, comme le dit le philosophe Jacques Derrida, n’est pas un véritable don. En effet, « L’Essai sur le don de Mauss parle de tout sauf du don : il traite de l’économie, de l’échange, du contrat, de la surenchère, du sacrifice, du don et du contre-don, bref de tout ce qui, dans la chose même pousse au don et à annuler le don. » [3]  C’est même quand il prend la teneur sacrificielle qu’il en devient destructeur : « (…) le sacrifice ne propose son offrande que sous la forme d'une destruction contre laquelle il échange, espère ou escompte un bénéfice, à savoir une plus-value ou du moins un amortissement, protection et sécurité » [4]  ? Est-il possible de donner pour rien, sans vraiment rien attendre en retour et ainsi faire barrage à la pulsion de mort  refoulée par le sujet « altruiste » ?

   Si nous prenons la théorie de la psychanalyse, le sujet, en général, recherche en l’Autre [5]  l’objet perdu qu’il ne retrouvera pourtant jamais. Il se situe dans le manque et s’inscrit alors dans le champ du désir. Selon Lacan, à propos du don gratuit, « il n’y a pas de plus grand don possible, de plus grand signe d’amour que le don de ce qu’on n’a pas » [6] .  Lacan disait à propos de l’amour vrai que  « aimer c’est donner quelque chose qu’on n’a pas » puis plus tard dans le séminaire XX, il ajoutait, «  à quelqu’un qui n’en veut pas » [7] . En effet, l’objet donné n’est jamais le « bon » et est alors soumis au ratage : « (…), l’objet c’est un raté, l’essence de l’objet, c’est le ratage » [8] .  Le sujet doit pourtant y croire et s’inclure dans le champ du désir.

   Cette maxime lacanienne sur le « don » ne pourrait-elle pas être retranscrite également sous cette forme : « aider c’est donner quelque chose que l’on n’a pas » mais « à quelqu’un qui n’en veut pas » ?  Comment pourrait-elle s’opérer par rapport au sujet en situation de précarité et d’exclusion ? Le sujet exclu, souvent carencé, ayant une estime de soi quelque peu affaiblie, peut-il encore croire au monde du désir ? A un objet-manque ? A un donateur ? Ce sujet, qui ne possède rien en apparence, à l’instar de Pénia dans le Banquet de Platon, peut-il attendre quelque chose d’un Poros qui a tout ? Croit-il encore au don ? Qu’on puisse lui donner à lui qui ne fait plus partie de la cité ? Qu’on puisse lui donner « pour rien », ne pouvant certainement pas rendre de contre-don ? Les travailleurs sociaux, les bénévoles, sont amenés à proposer une aide, un accompagnement à des sujets parfois hors du monde du désir et de la  communauté sociale dite insérée. L’exclu qui se situe « hors de la cité » se voit proposer des objets destinés à le réinsérer dans cette communauté.  En effet, les aides diverses proposées aux sujets exclus ou en situation de précarité peuvent prendre plusieurs formes.  Quel « objet » peut être « donné » ? Comment cet objet peut-il être proposé ? Les signifiés peuvent-ils prendre un ensemble de formes infinies autour d’un signifiant-objet de type objet-don ? Le sujet aidant peut-il alors donner « quelque chose qu’il n’a pas », un objet qu’il n’a pas personnellement à un sujet (un colis alimentaire, une aide financière, une aide administrative, une écoute, etc.) qui soit susceptible d’avoir besoin de celui-ci ? Ou alors peut-il donner « ce qu’il a ou ce qu’il croit avoir » à un sujet qui semble ne rien avoir et/ou ne plus rien avoir ? Au travers du travail social et de l’humanitaire, autrement dit des actions de solidarité, les sujets aidants sont souvent amenés à subir des échecs dans le sens où les sujets exclus ou en situation d’exclusion, malgré les différentes aides, ne se réinsèrent « toujours » pas et parfois se retrouvent dans des situations pires qu’elles ne l’étaient avant les aides. De même, ils sont souvent amenés à « subir » un paradoxe qui les conduit à une frustration. Dans ces derniers cas, les sujets aidants sont confrontés à l’échec de leurs « dons », voire à des situations de violence à leur encontre. Autrement dit, malgré les objets donnés que le sujet aidant n’a pas et qu’il donne par l’intermédiaire d’un Autre social (les associations caritatives, le travail social, etc.), les professionnels du champ de l’insertion sociale comme le philosophe et anthropologue Patrick Declerck constatent parfois que certains sujets exclus ne se réinsèrent toujours pas, ce qui a pour effet souvent destructeur de faire sombrer les sujets aidants dans une haine de soi (la dépression) et/ou de l’Autre exclu (un sadisme inconscient) qui ne répond pas par un contre-don, voire qui réagit par de l’agressivité. Dans les Naufragés, en évoquant l’exclusion à travers les personnes sans-abris, il explicite que :

 « (…) dans la très grande majorité des cas, les scénarios d’hébergement se terminent par l’expulsion des hébergés stigmatisés et punis de leur incapacité à aller mieux longtemps. »  [9]

Et plus loin :

 

« Contre transférentiellement, soignants et soignés ont le choix entre la dépression (c’est-à-dire la haine de soi) ou/et la haine de l’autre. Soit c’est le soignant qui est mauvais, soit c’est le soigné qui l’est, soit ils le sont tous les deux. La relation se termine ainsi souvent par une rupture brutale du lien. » [10]

 

   Au lieu de favoriser l’insertion, les sujets aidants peuvent au contraire provoquer ou anéantir les sujets qu’ils cherchent pourtant à « aider ». Est-il possible dans la relation d’aide de  « donner ce que l’on n’a pas » ? Surtout si c’est à « quelqu’un qui n’en veut pas » et qui est inscrit dans la perte de l’objet à l’instar du sujet mélancolique.

 

    Comment le sujet aidant est-il être amené à réagir par rapport au sujet exclu si ce dernier ne désire pas l’objet-don, quand bien même ce n’est pas lui qui donne en réalité mais un Autre social ? En effet, s’il pense ne pas donner personnellement un objet dont il croit, en tant qu’Autre social, que le sujet exclu a besoin, quelle attente le sujet aidant peut-il avoir ? Est-ce que le sujet aidant reçoit un objet en « contre-don » ? Comment le sujet aidant peut-il se satisfaire de donner un objet « qu’il n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ? Obéit-il à un principe de plaisir particulier ? A un au-delà du principe de plaisir ? Croit-il réellement donner « ce qu’il  n’a pas » ou au contraire donne-t-il tout ce qu’il a, tout son « Amour » en espérant obtenir de cet Autre exclu un message inversé (« je te donne pour que tu me donnes ») ? Espère-t-il inconsciemment un contre-don de la part du sujet exclu ? Espère-t-il lui-aussi recevoir en retour de l’Autre exclu, sa reconnaissance, son Amour alors même qu’il se doit de donner de façon désintéressée ? L’objet donné par le sujet aidant est-il alors d’autant plus soumis au ratage que les personnes exclues sont fragilisées, n’ayant plus d’estime de soi, parfois mélancoliques, pensant avoir perdu l’objet à jamais, s’étant identifiées à un objet-déchet ?  Ainsi, comment comprendre que le sujet aidant puisse parfois provoquer davantage l’exclusion de l’autre alors même qu’il a pour mission de favoriser sa réinsertion sociale durable ? Le sujet aidant provoque-t-il parfois, contrairement au but recherché, l’exclusion  d’un autre qui « ne va pas bien » au risque d’annihiler toute possibilité d’insertion de l’Autre exclu ? A contrario, une absence de réponse au « don » de la part du sujet exclu ne peut-elle pas provoquer l’anéantissement du sujet aidant ? Comment comprendre que le sujet aidant puisse parfois « détruire » le sujet exclu alors même qu’il fait œuvre de « dons » ? Comment un sujet peut effectuer un « don » sans rien attendre en retour alors même qu’il est habité par la pulsion de mort ? Le « don » est-il comme le Désir, à la fois liant et déliant ? Une question problématique se pose souvent dans les secteurs de l’aide sociale. Nous pourrions la résumer de cette façon :

 

Comment comprendre que le « don » puisse, à travers les actions de solidarité et du travail social, parfois favoriser la pulsion de mort tant chez le sujet aidant que chez le sujet exclu  et les conduire tous les deux à un lieu du langage mortifère alors même qu’il a vocation, par la doxa, à conduire à un lieu du langage axé sur le principe de vie ?

   Comment donne-t-on ? Par quel intermédiaire ? Peut-on parler de différents types d’objets-dons ? Que peuvent représenter ces différents objets-dons ?

Un fonctionnalisme du « don » : des instances virtuelles ?

   Les sujets aidants peuvent « donner » de plusieurs façons. Le « don » prend la forme d’« objet-don » caractérisé par des figures différentes. Il prendra la forme d’un « don » « matériel », d’un « don »  « symbolique », « militant ». Dans ces cas, il prend la forme d’un objet concret comme une denrée alimentaire, un sourire. L’objet-don peut apparaître également comme une entité virtuelle ayant des caractéristiques et des fonctions différentes.      En informatique, il existe le concept de programmation orientée objet. L’objet virtuel est unconteneur symbolique. La programmation objet consiste à représenter des objets du monde réel sous la forme d'entités informatiques. L’objet est représenté par une classe, laquelle possède un ensemble de propriétés et de fonctions. Par exemple, la classe généralemédicament pourrait avoir comme caractéristiques son nom, son laboratoire et sa quantité et comme fonctions de soigner_ les_ maux_ de_ tête, le_cœur, etc. L’objet médicament serait instancié avec un nom, sa provenance comme monmédicament.nom = aspirine, monmédicament.laboratoire = Laboratoire Dupont et comme fonction monmedicament->soignerlemaldetête. En nous inspirant de ce concept, l’objet-don serait la classe générale possédant des propriétés et des fonctionnalités multiples. Ces objets seraient alors instanciés avec des noms (par exemple : mondon.alimentation = pain, mondon.alimentation.pain.quantité = 3 et mondon.structure = épicerie sociale (ou par exemple le Secours Populaire). Quant à la fonction, nous aurions mondon->donneraubénéficiairequienabesoin dont le programme calculerait le reste à vivre pour désigner les bénéficiaires, en l’occurrence, à partir des modalités de calcul du reste à vivre décidées par la structure. L’objet-don serait instancié et structuré, symbolisé. Il aurait son code, sa loi mais pourrait être utilisé à mauvais escient, provoquant des dégâts comme un médicament mal dosé qui détériorerait la santé d’un patient. Il pourrait  aussi engendrer des effets secondaires non prévus, à l’instar des bugs informatiques. Il pourrait même être détourné de ses fonctions à la façon du hacking informatique. Enfin, l’objet-don pourrait avoir des fonctions et des programmes mal conçus ou « injustes ».

   Ainsi, les signifiants de l’objet-don sont donnés et, en fonction de leur utilisation, peuvent avoir plusieurs propriétés et plusieurs fonctions. Par exemple, l’utilisation d’une instance  mondon.epiceriesociale.alimentation.pain>donneraubénéficiairequienabesoin serait suscepti-ble de pallier un besoin vital alimentaire du sujet. Mais en même temps, elle aurait une fonction secondaire, non ici prévue, de création du lien social avec le sujet donné ne répondant pas à la fonction première du programme. Le sujet aidant pourrait utiliser cette instance sans viser ce but mais il pourrait également de façon consciente ou inconsciente utiliser cette instance pour créer du lien social avec des motivations susceptibles d’être diversifiées, se concentrant sur l’axe de l’Imaginaire. L’instance de l’objet-don semble être investie par la libido du sujet, sa force de vie et/ou de mort, laquelle circule vers un autre sujet susceptible ici, pour le sujet aidant, d’en avoir besoin. Nous pourrions penser que le sujet aidant invoque une instance de  l’objet-don comme un « don » de vie, qui peut avoir pour fonction imaginaire, pour le sujet aidant, de recouvrir le manque de l’Autre exclu. Nous pourrions fomenter l’hypothèse que le sujet aidant peut aussi invoquer une instance de l’objet-don pour contrôler le sujet exclu à des fins narcissiques, voire criminelles (comme appâts dans le cadre par exemple de la création d’une secte ou d’un tueur en série). L’instance de notre exemple peut posséder ce pouvoir en se construisant à partir de certaines propriétés de l’objet-don de type « nourriciers » et réinstaurer le sujet exclu dans une position infantile. Ainsi, le « bénéficiaire » peut redevenir tel un « nourrisson » et prendre le sujet aidant pour sa « mère » ou une instance maternelle. Il serait aisé, pour le sujet « aidant » malintentionné, de détourner une fonction de l’objet-don, à l’instar d’un hacker Black Hat [11] , par exemple, afin de prendre le contrôle de ce sujet en situation de dépendance.

   Enfin, le donateur pourrait se situer dans l’illusion de donner l’objet-manquant en tant qu’instance de l’objet-don alors qu’au fond le sujet exclu n’en voudrait pas car cette instance de l’objet-don ne comblerait pas son manque. Il pourrait y avoir un malentendu, chacun croyant que l’objet-don est capable de combler le manque de l’Autre. La relation d’objet-don peut être à double voie. L’objet-don, par ses instances, entre en relation avec le sujet aidant et le sujet exclu. C’est un outil avec lequel le sujet aidant peut créer du lien de vie et du lien social. Mais parallèlement, la relation à l’objet-don, par ses différentes instances devra être axée sur son manque et non sur son avoir car elle peut conduire à une relation d’objet-don perverse. Autrement dit, le sujet donateur devrait savoir « donner » une instance de l’objet-don tout en sachant que ce n’est qu’une instance pourvue de nombreuses propriétés et fonctions, autrement dit de nombreux signifiés et qu’elle ne pourra jamais remplir la béance du donataire et qu’alors même, il manquera toujours au sujet exclu quelque chose, un objet-manque susceptible de le laisser dans une éthique du désir.

Des « chutes » du don ?

  Dans le mythe de la Genèse, il est interdit à l’Homme de gouter le fruit défendu qui émane de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. En cherchant à connaitre le bien et le mal, l’Homme « chute ». Le don semble être ce fruit défendu qu’il ne faut pas toucher à moins d’être en capacité de le faire, autrement dit d’être « Dieu » car dès qu’on le touche, que l’on veut l’utiliser, il semble ne plus être un don de vie mais un « don » de mort, alors capable de tuer, il est mortifère. Le don est puissant et à double tranchant. L’humain essaie, par son narcissisme, de l’utiliser à des fins « magiques » de pulsion de vie. Il semble vouloir faire vivre l’Autre comme s’il était un Dieu. Ne supportant pas que l’Autre se prenne pour un Dieu, le sujet exclu semble ne pas reconnaître cet Autre aidant comme un sauveur et finit par le rejeter d’une façon ou d’une autre. Le sujet exclu recherche l’objet-don mais n’en veut pas car il ne correspond pas à l’objet recherché, même quand le sujet aidant le lui donne. Autrement dit, à l’instar de la recherche de l’objet perdu, l’objet-don donné n’est jamais le « bon » et est alors soumis au ratage [12] . Sans compter que le sujet exclu peut reprendre l’objet-don pour s’en servir et le retourner à l’envoyeur afin que celui-ci se transforme en son esclave ; l’objet-don, contaminé par la pulsion de mort, se transforme alors. L’objet-don, si mal utilisé, peut engloutir l’Autre. Aider, c’est alors «  donner quelque chose que l’on n’a pas » mais « à quelqu’un qui n’en veut pas ».

   Le sujet aidant pense détenir un objet inoffensif et en faire œuvre de vie alors que cet objet-don peut être dangereux et destructeur. Nous retrouvons l’étymologie d’objet-don poison quand il est mal manipulé et quand le sujet humain se présente, par exemple, tel un ange de « lumière » alors même qu’il peut être un ange « noir ». Travesti en ange de Lumière, ce narcissique moral tente de remplir la béance infinie de son Idéal du Moi. Ce sujet angélique tente de jouir des fruits du « don » en ne mirant que Lui-même, l’Autre exclu n’étant qu’un prétexte pour pouvoir revenir à une plénitude originelle, à l’Un de l’Un où il n’y avait que Lui comme seul objet. Le sujet aidant peut avoir la tentation d’exercer une autofondation du « don » et se prétendre être l’objet-don destiné à combler le manque du sujet exclu. L’objet-don peut alors métamorphoser le sujet aidant malgré qu’il se croit animé des « meilleures » intentions du monde.

   L’objet-don peut être brandi par une communauté du « don » comme le Secours Catholique, le Secours populaire, et être ériger en faire-valoir, telle une marchandise. Les communautés du « don » s’organisent et créent  des lois du « don » tout en cherchant à faire fructifier leurs objets-dons. Elles deviennent parfois de véritables institutions du « don » alimentées par des donateurs privés et par des financements publics. L’Etat, en effet, est de plus en plus dans la partie et nous avons vu qu’il cherche parfois à normaliser les sujets exclus en recourant à des outils de mesure. Il devient une sorte de chef de la horde du « don » et le principal financeur des principales communautés du « don ». Le « don » devient-il alors un moyen de contrôle ?

   L’Autre social cherche à définir le « don ». Cet Autre social pervers semble ne pas supporter les mauvais objets et essaie de les identifier en créant des lieux du langage médicalisés, « normés », comme le DSM [13] . Il y a alors une « fabrique des exclus » comme pouvait le suggérer le psychiatre MaisonDieu. A l’heure actuelle des marchés publics, les communautés du « don », comme les associations, doivent souvent répondre à des appels d’offres et créer des projets destinés à plaire aux appelants, autrement dit les financeurs (comme un Conseil général, la Direction Départementale de la Cohésion Sociale, etc). Les associations adoptent alors de nouveaux statuts et deviennent des entreprises associatives qui se concurrencent entre elles sur le marché du social. Elles deviennent des multinationales du social cherchant à incorporer leurs concurrents, à l’instar de holding ou de fusions. Autrefois, chacune des associations, à taille humaine, était spécialisée dans un domaine. Aujourd’hui, il faut être multiservices et savoir « grossir » (exemple : insertion, handicap, personnes âgées, etc.) Pour survivre dans le milieu du marché du social, il faut alors adopter de plus en plus les mêmes méthodes que dans le milieu de l’entreprise. Cette logique du résultat oblige les associations à opérer une « sélection » des personnes accueillies en fonction de leurs situations. Enfin, « il est rarement discuté de la qualité des interventions et de ce qu’elles produisent : l’approche adoptée par les financeurs est souvent uniquement quantitative. Les financements s’accroissent au détriment de la relation d’aide » [14] . Selon le Livre blanc de l’accompagnement social, il faudrait résister et chercher à démontrer « une plus-value de l’accompagnement social global » aux financeurs ». [15]  Le « don » doit être ici clairement rentabilisé. Peu importe comment, l’Autre Institutionnel semble vouloir montrer patte blanche et que tout fonctionne. Par pragmatisme, le sujet exclu doit être transformé en un objet rentable.

    Le sujet exclu, ne correspondant pas à la norme, se situe sur le registre de l’a-cité [16]  qui ne peut être cité que comme Autre exclu. Il risque alors de se féticher et d’être réduit à un objet. Le donateur qu’il soit un bénévole, une communauté, un travailleur social, risque d’être conduit par la perversité et non plus par un don de « ce que l’on n’a pas ». Le sujet aidant, ayant une structure perverse pour différentes raisons, peut alors annihiler le sujet exclu : le sujet exclu devient l’Objet du sujet aidant. 

   Le sujet aidant n’est qu’un sujet humain lequel, même s’il est formé à l’emploi de l’objet-don, peut subir un retour du refoulé. Désirant purifier le « don » et ne plus avoir affaire à ce « don », s’en détachant parfois jusqu’à l’extrême (purification du « don » par le contrat de travail et par un renoncement à tout affect) [17] , le sujet aidant peut se croire dans la maîtrise de celui-ci à travers un ultra-professionnalisme, pensant l’avoir effacé. Devient-il un professionnel narcissique qui pense avoir résolu le problème de l’affect et du contre-transfert ? En tout cas, il pourrait se situer sur le champ de l’Impossible et être condamné à voir ressurgir de façon importante ses pulsions de mort, d’autant plus s’il n’est pas supervisé [18] . Les éléments déclencheurs sont multiples : Autre social pervers, agressivité du sujet exclu, échecs répétés de l’insertion, etc. Le sujet aidant est alors un « professionnel » du « don » mais qui est aux prises avec le retour du refoulé, lequel semble réapparaître quoiqu’il arrive. Le sujet aidant s’expose alors à un retour de ses motivations initiales mortifères (narcissisme moral, mélancolie originelle, militantisme exacerbée, compassion mélancolisante, sadisme, etc.) et encore de sombrer dans un « burn out » progressif ou brutal qui peut l’amener à la dépression, à une véritable « culture de la pulsion de mort » au sens mélancolique.

   Si le sujet aidant peut être un pervers et/ou un professionnel aux prises avec le retour du refoulé, l’objet-don peut, pour sa part, rendre malade celui qui n’arrive pas à s’en servir ou qui le garde trop longtemps en lui. Le sujet aidant peut, lui-même, à l’origine, être carencé, mélancolisé et chercher à se réparer grâce au sujet exclu : le sujet aidant et le sujet exclu sont alors comme  deux semblables mortifères. Evoluant tous les deux sur le terrain de la mélancolie, étant tout deux des El Desdichado [19] , les rôles peuvent se mutualiser, s’inverser, évoluant de donateur à donataire et inversement, chacun essayant de réparer l’autre, son semblable. Ainsi, le sujet exclu peut devenir cet esclave qui contrôle le sujet aidant carencé, voire même plus carencé que lui-même. Le sujet exclu serait ici le donateur, et le sujet aidant le donataire. Le maître du « don » pourrait alors devenir cet esclave qui chuterait pour être sous le joug du sujet exclu.

 

Le vrai don est-il de ce « monde » ?

   Le vrai don semble ne pas être de ce monde car il faut qu’il soit manipulé par celui qui sait Le manipuler ou alors celui-ci est un grand « Autre ». Freud pensait que l’Homme ne pouvait être cet « être débonnaire » car au fond il y a toujours ce mal présent en lui, une pulsion du meurtre tapie au fin fond de l’inconscient, prête à ressurgir à tout moment. Dans Actuelles réflexions sur la guerre, Freud s’interrogeait sur la pulsion de mort subtilement active chez chaque individu, y compris chez les personnes « altruistes » :

 « Il est intéressant d’apprendre que souvent la préexistence chez l’enfant de fortes motions mauvaises, devient au premier chef la condition d’un retournement net de l’adulte vers le bien. (…) La plupart des exaltés de la compassion, des philanthropes, des protecteurs d’animaux se sont développés à partir de petits sadiques et de bourreaux d’animaux. » [20]

 

 Peu importe les efforts du sujet aidant, ce dernier ne pourra jamais véritablement donner par lui-même car il ne peut être la source du vrai don, ne pouvant l’être, habité tant par la pulsion de vie que par la pulsion de mort. Il est imprégné autant de la connaissance du « bien » que de la connaissance du « mal », par deux fruits mélangés dans la même semence. Mais alors comment peut-il faire œuvre de don et aider son semblable ? Faut-il ne pas donner, si donner signifie conduire l’autre à la destruction, à l’endettement ou à la souffrance ? Faut-il laisser le sujet exclu sans aides alimentaires, sans soutien moral, le laisser dans sa souffrance ? Ne pas donner, ne pas agir, peut aussi conduire le sujet exclu à la mort. Il y a donc non assistance à personne en danger ! Mais connaît-on vraiment le don ? Est-ce que l’Homme a la capacité de le connaître et surtout de l’utiliser réellement en tant que tel ? L’Homme semble condamné à l’Impossible du don gratuit comme pourrait le dire Jacques Derrida, à faire avec ce qu’il est, et chercher à quand même faire œuvre de « don » tout en faisant œuvre de mort. L’homme est ambivalent, naviguant entre amour et haine. Le « don » évolue à partir du couple Eros et Thanatos. Il serait donc conduit à être ce qu’il est et à désirer le don qui ne peut être qu’un « don » voguant entre pulsion de vie et de mort. Ou il serait conduit à être comme l’ermite fuyant le monde afin, d’être détaché de tout et donc de tout don. Le problème serait résolu, pourrait-on penser, car il n’y aurait plus de « don » mais ce sujet qui ne voudrait pas se donner pensant qu’il n’en est pas capable, ne serait-il pas finalement comme dans un état de nirvana ou plutôt dans un parinirvāṇa [21] , une sorte de  béatitude, de non vie, état suprême de la pulsion de mort, « extinction de l’extinction » ? Quel autre choix ? Est-il rivé à une « figure de l’Impossible » [22]  ? Est-il possible de réaliser un don gratuit au sens de Derrida ? Est-ce qu’il est possible d’oublier que l’on a donné et de ne pas savoir que nous recevons afin que le don ne puisse pas se situer sur l’axe de la réciprocité,  « don »/dette/contre-don » ? Existe-t-il un invisible du don ? Autrement dit, le don étant « oublié » des deux côtés, il circulerait sans que personne ne le sache. Est-ce que le sujet aidant peut se « déchariter » [23]  pour reprendre un terme de Lacan, afin de faire tomber les images égotistes du donateur et faire le « déchet » [24]  ? Est-ce que le sujet aidant peut prendre la position du « mort », « en cadavérisant sa position »  [25]  de donateur devenant alors un « objet déchet » qui ne « sert à rien » pour le sujet aidé ? Autrement dit, est-ce que le sujet aidant peut présentifier le « mort » et « devenir » « l’objet-déchet » afin de faire tomber et mourir toutes les images liées à la position de « donateur » pour réaliser le don « anonyme » cher à Derrida ? Si l’Ego tombe, nous pourrions penser que le don « tombera » aussi dans le sens maussien. Ne faut-il pas ne pas « aimer » le don afin de le perdre et ne plus présentifier alors le donateur qui endette au sens de Mauss ? Autrement dit, ne faut-il pas faire mourir le « don » pour donner ? Peut-on explorer la voie de la mystique, choisie par certains sujets comme Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d’Avila  qui cherchent à faire chuter l’Ego à travers l’humilité ? Le sujet humain ne pouvant être comme « Dieu », doit-il être en « Dieu »,  autrement dit entrer dans un Autre lieu du langage, un grand « Autre » qui est en capacité de donner à travers le corps de l’Homme ? Est-ce qu’une « énergie » du don peut être reçue à travers la mystique, laquelle permettrait alors de transformer le sujet humain [26]  en un canal du don ? Faut-il devenir un Surhomme du don, comme pourrait le dire Nietzche ? Le vrai don peut-il être alors de ce « monde » et en même temps en dehors ? Peut-on donner ce que l’on n’a pas mais à quelqu’un qui en voudrait à travers un lieu du langage naturel du don, à partir de son « oubli », et non du « don » qui ne pourrait être atteint ni par la pulsion de mort, ni par la pulsion de vie ? Ou est-ce que le vrai Don, indomptable, est voué à ne demeurer que dans l’en dehors du monde, dans l’a-cité, autrement dit dans son exclusion ? La recherche reste toujours ouverte sur le don et le « don ».

 

Olivier Delporte-Fontaine

 Conseiller en Economie Sociale Familiale et Doctorant en Ethique

[1]  Cet article est issu d’un récent travail de recherche issu d’un mémoire de master 2 en philosophie, esthétique et psychanalyse.

[2]   Pour Freud, la pulsion de mort est en quelque sorte, sous sa forme « autodestructrice », une façon de faire diminuer de façon répétitive les tensions internes au degré le plus bas possible et d’atteindre la fin de la « souffrance ». Ainsi Eros, la pulsion de vie, semble attirée par Thanatos, représentant la pulsion de mort qui cherche à annihiler toute tension, à revenir à un état antérieur qu’est l’inorganique.

[3]  DERRIDA Jacques, « la fausse monnaie »,  Donner le temps,  Paris, Galilée, 1991, p. 39.

[4]  Ibid., pp. 174-175.

[5]  L’Autre avec un grand A provient d’un concept lacanien qui  représente une instance symbolique de nomination, lieu du langage, qui peut être qualifié généralement par l‘adjonction d’un adjectif (l’Autre social, l’Autre maternel, etc.) mais pas systématiquement. Cet Autre est celui qui renvoie le sujet à lui-même, l’influence et le détermine. Employé seul, il représente également un lieu d’altérité fondamentale.

[6]  LACAN Jacques, Séminaire IV. La relation d’objet (1956), Paris, Seuil, 1994, p. 140.

[7]  « Aimer, c’est donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » in : le Séminaire X, Le Transfert, Paris, Seuil, 1975.

[8]  LACAN J., Séminaire XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975.

[9]  DECLERCK Patrick, Les Naufragés, Paris, Collection terre Humaine, 2003, p. 353. 

[10]  Ibid., p. 353.

[11]  Un black hat, « chapeau noir »,  est un hacker mal intentionné, par opposition aux white hats.

 

[12]   En reprenant Lacan : « (…), l’objet c’est un raté, l’essence de l’objet, c’est le ratage »  

[13]  Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

[14]  La Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS), Le livre Blanc de l’accompagnement social, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’Atelier, 2011, p. 55.

[15]  Ibid., p. 56.

[16]  DOUVILLE O., « Grandes exclusion et Corps extrêmes », Clinique psychanalytique de l'exclusion, Collection : Inconscient et Culture, Dunod, 2012, p. 166.  

[17]  FUSTIER P., « Le lien d'accompagnement : un métissage entre échange par le don et échange contractualisé », article publié  dans Informations sociales 2012/1 (n° 169),  Éditeur Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF).

[18] Les superviseurs effectuent des analyses des pratiques professionnelles afin de permettre aux travailleurs sociaux de travailler sur leurs affects.

[19]  Mot espagnol dérivé de « dicha » (bonheur), signifie « malheureux ». Dans le poème de Nerval, il signifie « le Déshérité ». Celui-ci présentifie particulièrement le « soleil noir de la Mélancolie » : « Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :, Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »

[20]  FREUD S., Considérations Actuelles sur la guerre et la mort, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2011, p. 12.

[21]  « extinction de l'extinction », « nirvāṇa sans reste d'existence ».

[22]  DERRIDA J., « la fausse monnaie »,  Donner le temps,  op. cit., p. 62.

[23]  LACAN J., Télévision, Paris : Seuil, 1973, p. 28-29 et in Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001.

[24]  « Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. » in : J. Lacan, Télévision, op. cit., p. 28-29.

[25]  J. Lacan  (1955), « La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse », Évolution Psychiatrique et in : Écrits, Paris, Seuil, 1966, 7 novembre 1955.

[26]  Il est à noter que selon certaines études scientifiques, le cerveau de certains moines carmélites et bouddhistes tibétains étudié par des neurologues fonctionne autrement que dans la normale.

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