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Point de chute

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Serge DIDELET

vendredi 01 juillet 2022

Point de chute

C’était dans les prémices de la décennie 90, je ne sais plus trop quelle année ; le drame s’est déroulé un soir d’été où l’orage menaçait.

Il s’appelait Jean Vednarek, les familiers l’appelaient Jeannot, sexagénaire solide, d’origine polonaise, il faisait la plonge depuis plus de deux décennies dans cette maison familiale de vacances dans laquelle j’étais le Directeur. Concrètement, j’étais le chef (un chef non-chef !) d’une équipe pluridisciplinaire composée de quinze personnes. Une maison de vacances, c’est comme un hôtel où – outre le gîte et le couvert – l’on permet aux vacanciers d’accéder à des activités sportives et culturelles, et notamment des sorties diverses en montagne : nous sommes au pied du Mont blanc. Ces maisons de vacances étaient l’émanation d’un mouvement né à la fin de la Seconde guerre mondiale : le tourisme social et familial. Autre époque où, avec quelques collègues, étions animés d’une éthique : que le temps libre ne soit jamais un temps vide.

Depuis qu’il occupait cette place de plongeur, Jean en avait vu défiler, des directeurs. Je fus le dernier. Quelques années auparavant, j’étais alors animateur spécialisé, et avec bienveillance paternelle, il m’avait vu gravir les échelons de la promotion socio-professionnelle. De ce fait, nous nous connaissions un peu et nos relations étaient amicales.

Il avait de l’allure, le jeannot, toujours impeccable et rasé de près, il mesurait plus d’un mètre quatre-vingts, il avait même le coup de poing facile si quelqu’un le cherchait ; il faut dire qu’il avait passé cinq années à la Légion étrangère ! Il avait l’air du mec qu’il ne faut pas chercher, mais je sais que c’était une carapace sociale, car il était très gentil. Les vacanciers l’aimaient bien, il faut dire qu’il « faisait partie des meubles », comme il l’énonçait souvent avec fierté. Du fait de son ancienneté, il était la mémoire de l’établissement.

Il passait l’essentiel de ses jours de repos hebdomadaires dans divers bars du coin, il jouait aux cartes et buvait « sec », il était l’objet d’une soif inextinguible ! Le soir, je le voyais souvent revenir, sa Mobylette avait l’air de connaître la route et le ramenait toujours à bon port, il roulait à dix à l’heure, tête baissée, signes tangibles qu’il était dans les vignes et que la journée avait été chargée. Dans cette situation, il évitait tout le monde, prenait l’ascenseur au sous-sol et direction sa piaule au cinquième étage, retour à la case de départ !

Il occupait une petite chambre mansardée, sous le toit, son univers faisait neuf mètres carrés, dans lequel étaient réunis toutes les traces de sa vie : photographies de ses filles, de ses petits-enfants, de la Légion, où il avait fière allure avec son képi blanc. Sa chambre était toujours propre et bien rangée, c’était son lieu de vie et il y tenait.

J’ai appris par la rumeur que depuis quelques temps il déprimait, consécutivement à un ultimatum de la DRH qui lui avait annoncé son départ imminent à la retraite. Il avait 62 ans, et de cette retraite, il n’en voulait pas, il voulait continuer à travailler au moins jusqu’à 65 ans. Un jour, il m’avait confié que la perspective de partir d’ici était pour lui très angoissante. Sa vie était ici, dans ses neufs mètres carrés, avec ses copains en ville, ses filles qui n’étaient pas loin, et son travail en cuisine. Il ne voulait pas se déraciner à nouveau, il savait ce que cela voulait dire, ayant quitté la Pologne à 18 ans, premier « débranchement » … « Pour aller où ? » m’a-t-il dit. « Mes filles ne peuvent pas me prendre chez elles, les loyers sont hors de prix, je ne sais pas où aller. Avant de partir d’ici, il faudrait que je me trouve un point de chute ! »

C’était un samedi de juillet, grosse journée pour moi où se croisaient les flux de vacanciers, une centaine partait, une centaine arrivait. J’ai croisé Jean dans l’après-midi, j’ai trouvé qu’il avait le teint jaune et l’air sinistre. Vague échange langagier, le protocole social minimal : « Ça va ? – ça va ! », propos vides de sens qui ne disent rien du sujet et dont depuis j’ai horreur.

Vers 19h30, alors que le service de restaurant avait commencé, une collègue de travail, affolée, m’annonce que Jean est couché dans la rue, étalé sur la route et qu’il a l’air inconscient.

Je me rends sur les lieux. Il est couché sur le dos, et, insolite, une chaussure lui manque. Il râle, et je pense à un comas éthylique, alors je le place en position latérale de sécurité et je demande à ma collègue d’appeler les pompiers. L’orage gronde, il y a un vent impétueux qui tournoie en entraînant des feuilles, des grosses gouttes commencent à tomber sur nous, alors je demande que l’on m’apporte une couverture afin de le protéger.

Du chalet presque mitoyen une femme sort, l’air affolé. Elle me dit qu’elle l’a vu tomber, et je crois comprendre qu’elle l’a vu tomber de sa hauteur, comme un homme pris de boisson ; mais elle insiste, et me dit qu’elle l’a vu enjamber le balcon et qu’il a sauté du dernier étage. Je lève machinalement la tête, cinq étages, ça fait bien dans les quinze mètres. Comment est-ce possible alors qu’il a l’air intact, il ne saigne même pas du nez !?

Il ouvre les yeux, semble me reconnaître, puis les referme en marmonnant des phonèmes incompréhensibles. Les pompiers arrivent, professionnels et efficaces. Matelas coquille, minerve, perfusion, oxygène. Ils l’emmènent à l’hôpital. Je suis hagard… d’émotion…de stress…rincé par la pluie. J’apprendrai un quart d’heure plus tard que Jean est mort pendant son transfert à l’hôpital.

Il avait trouvé son point de chute…

Serge DIDELET, le 1 er juillet 2020

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