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Psychanalyse sans résilience.

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Joseph Rouzel

vendredi 16 août 2002

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La première fois que j’ai entendu parler de la chose, c’était à Lausanne. On m’avait invité à un colloque sur la résilience. J’ai entendu pendant deux jours étirer ce concept chewing-gum, bonne à tout faire de la pensée. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est le consensus mou qui se dégageait à chaque fois qu’un orateur parlait. Lorsque j’ai évoqué mon trouble durant une allocution, face à cet étrange exercice de non-pensée collective où la répétition quasi hypnotique du même mot sous toutes ses déclinaisons (« L’humour et la résilience », « la résilience et la crise sociale » « Religion et résilience » j’en passe et des pas meilleures), inutile de dire que ça a été mal reçu. Je me suis trouvé en prise avec une sorte d’égrégore qui possédait l’assistance et faisait front. J’ai alors réalisé que se tenaient ici (par la barbichette,) le clergé des églises (beaucoup d’ecclésiastiques) et de la science (beaucoup de médecins et d’ingénieurs). Lorsque l’un d’entre eux s’est fendu d’une définition, à savoir que la résilience désigne la capacité de certains métaux à se redresser dans leur forme initiale quand on les tord, j’ai pris mes cliques et mes claques et suis sorti. L’être humain n’est pas un morceau de fer, mais un être façonné par la parole. Voilà ce qui pour moi fait obstacle à ce genre de divagations, qui présente une pente d’autant plus savonneuse pour la réflexion qu’elles sont érigées en totem conceptuel : soit vous admirez béatement, soit vous êtes exclus de la tribu. Voila un fonctionnement de la pensée qui ne me convient pas. Penser c’est courir un risque d’élaborer, de se mouiller, se confronter. Je soutiendrai donc ici une thèse totalement antagoniste à l’idée de résilience, que m’inspirent et ma pratique et ma réflexion de psychanalyste : tout être humain, qu’il le veuille ou non, est créateur. La création, c’est ce que chaque sujet met en œuvre pour traiter l’intraitable de la pulsion, ce qui pulse en lui, sans jamais s’arrêter. Et là plusieurs sentiers de création s’ouvrent. Je sais que je vais en choquer quelques uns. Loin de moi cette intention. Ceux qui ont l’habitude de séparer les productions humaines en œuvres d’art et en banalités, vont être déçus. Je dis qu’on ne peut pas échapper au fait de faire œuvre dans sa vie. Dans cette thèse je m’oppose gentiment, comme je le fais toujours, mais fermement, à cette idée à la mode qu’est la résilience, dont Boris Cyrulnik est un des héraut d’arme. La résilience qui postule qu’il y aurait chez certains une capacité à rebondir dans des situations difficiles, m’apparaît comme un concept non seulement fumeux, mais dangereux, et qui plus est facteur de ségrégation sociale. En effet ce n’est qu’une resucée scientiste d’abstractions obscurantistes proférées dans la foulée de religieux comme Calvin, qui prônent une théorie de la prédestination. Certains hommes seraient élus par Dieu et d’autres non. Certains rebondiraient et d’autres non. Voila une belle trampolinisation de l’humaine condition. C’est le fond de commerce de la pensée protestante. Vous savez peut-être que Calvin, c’est ce qu’à montré Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme , tombe sur un os en forme en question : comment reconnaître ceux qui sont prédestinés, quel est le signe que nous envoie Dieu pour les repérer? Un seul signe sûr et certain : ceux qui accumulent des richesses sont les heureux élus. C’est ainsi que Max Weber explique la naissance du capitalisme. La théorie de la résilience tient un peu de cette fumisterie.

D’autre part c’est une façon facile de faire l’impasse sur ce que la psychanalyse nous a appris a repérer comme procédant du choix du sujet et donc d’échapper à la responsabilité. La résilience c’est une dénégation de l’inconscient « De notre positon de sujet, nous sommes toujours responsables » nous dit Lacan dans une conférence sur « La science et la vérité ». Chaque sujet est toujours responsable de tout ce qui lui arrive. Responsable, pas coupable, comme le précisait haut et fort Georgina Dufoix à l’issue du procès du sang contaminé. Responsable au sens premier du terme, vient d’un verbe latin, respondere , répondre. Autrement dit être responsable, c’est répondre en son propre nom de ce qui nous arrive. Cela, personne ne peut la faire à la place d’un autre sujet. Et personne ne peut en déposséder un sujet. S’il y avait dans l’homme quelque force obscure comme la résilience qui pouvait faire faire l’économie à l’homme de sa responsabilité, il serait renvoyé à l’état d’une marionnette dont les ficelles seraient tirées par la puissance de la biologie ou la force du destin. En fait être responsable consiste, comme l’énonçait justement le poète Joë Bousquet, à « épouser notre destin ». La vie d’un sujet, on ne peut pas la changer, alors ce qui compte, c’est la façon dont il se situe face à cette vie, quelle qu’elle soit. Il peut se situer comme pur objet manœuvré par autrui ou bien comme sujet. Avec la résilience, la cause du sujet serait située en dehors. Certains en seraient pourvus, d’autres non. La résilience mettrait le sujet hors-cause, ce serait, pour s’en référer à l’étymologie, une excuse (ex-causa). Du coup on voit sous ce concept pointer son nez ce qu’on pourrait nommer une normose : ceux qui se sortent d’histoires difficiles sont jugés comme normosés, c’est à dire calibrés à l’empan d’une norme. Car enfin que signifie s’en sortir ? Je ne connais qu’une façon de s’en sortir pour l’être humain, c’est les pieds devant. En attendant, nous ne nous en sortons pas d’avoir à faire avec l’énigme de la vie et l’impossible, présent dans le sexe et dans la mort. Ce concept mou de résilience produit finalement une fois des plus une ségrégation. Le point de référence que je vise ici est au-delà de ces jugements de valeur sur la façon dont un sujet mène sa vie. La question inaugurale sur le fil de rasoir de laquelle j’avance est : quelle est l’œuvre que chacun est en train de réaliser ? Non pas en bien ou en mal. Oeuvre d’art ou basses œuvres. Mais qu’est ce qu’un sujet fabrique ? Cela peut ressembler à du mal, du malheur, ou du malaise, là n’est pas la question. En dehors de toute catégorie, de toute classification, qu’est-ce que je peux entendre, voir, comprendre de ce qu’un sujet fabrique, au sens le plus matériel du terme ? C’est peut-être à cela qu’il faudrait être attentifs. Sinon, dans ces endroits où l’on a le devoir d’accompagner des personnes en difficulté vitale, dans ces endroits nommés institutions sociales ou médico-sociales, si l’on n’y prend pas garde, on a vite fait de produire une ségrégation : les normaux et les anormaux. Les normaux, ce seraient les encadrants, médecins, psychologues, éducateurs, AMP, rééducateurs, administratifs, personnel d’entretien ; et les anormaux les accueillis ; que l’on a vite classés dans des boites pour justifier cette ségrégation ; trisomiques, psychotiques, handicapés sensori-moteurs, etc. Plus les anormaux tendent à se calquer sur le comportement des encadrants, plus on dit qu’ils s’en sortent. Ça doit être ça la résilience. Vous voyez qu’avec ma petite idée des sentiers de la création, je mets un peu le bazar dans ces classifications bien pensantes. Or tout sujet est condamné à traiter sa jouissance. Qu’il lui manque une bout du cerveau, ou que ses yeux ou ses oreilles ne fonctionnent pas, qu’il ait du mal à entrer en relation, ou qu’il s’enferme dans des agissements anti-sociaux, tout cela ne change rien à l’affaire. S’il l’on ne prend en compte cette dimension créatrice présente chez tout être humain, je vous le dis, on est à la masse. C’est à dire que l’on produit une masse informe, des légumes, des choses, que l’on pose dans des lits ou des fauteuils et qu’il faut garder comme des prisonniers. Si l’on ne veut pas être à la masse, il faut s’ouvrir à ce pari de ce que j’appelle une « clinique du sujet ». Tout être né dans le langage est notre frère en humanité et très souvent, c’est nous, les soi-disant normaux, qui sommes handicapés pour aller vers lui. Nous ne savons pas trouver, pour cheminer vers lui, les sentiers de la création.

Mon idée me pousse à dire, n’en déplaise au ségrégateurs de tous poils, que tout être humain traite comme il peut ce qui l’habite. Toute création naît de la force de la pulsion, de la libido, mais s’ouvre à la création de chemins multiples. Avec la même énergie pulsionnelle, on peut faire différentes choses. La pulsion, j’ai souvent employé cette métaphore, c’est comme une source de montagne : elle pulse, elle pulse, elle pulse. Elle ne veut qu’une chose : rejoindre le plus vite possible le point d’apaisement de la tension qui l’habite, le niveau de la mer. Dans la langue française, c’est pratique, il suffit d’ajouter une lettre, le « e » à la fin du mot mer, pour obtenir le but de la pulsion, la mère. Ce que veut la pulsion, c’est aussi rejoindre le niveau de la mère. Le désir des hommes, désir increvable, est un désir incestueux. C’est pour cela qu’il est interdit. Mais c’est pour cela aussi qu’il est si fort. Justement parce qu’interdit. Sur les sources de montagne, les hommes ont construit des barrages pour canaliser la force brute de l’eau. Ainsi faisant ils ont accumulé des énergies énormes qu’ils utilisent pour produire de l’électricité ou des mouvements mécaniques qui entraînent des machines. Je me souviens d’un de mes oncles qui vivait en Bretagne dans une forêt où il n’y avait pas d’électricité. Il a détourné un ruisseau, construit une roue à aube, et sur l’arbre de transmission, il a branché une dynamo qui alimentait la maison en électricité, et des courroies pour faire tourner divers moteurs. La pulsion, c’est pareil. Elle existe comme force productrice parce qu’elle a rencontré sur son chemin, un barrage. Ce barrage c’est la culture des hommes faite de langage. Prenez ici le mot langage au sens le plus global : tout chez l’homme est langage. Ce qui n’est pas langage, ce qui en est exclus, ce que je nomme l’infantile, c’est la part animale de l’homme. La conquête de cette part animal est sans fin. C’est nous dit Freud comme les polders en Hollande, où l’on gagne petit à petit de terres à cultiver en asséchant la mer. Ajouter y un « e » pour la pulsion.

Ce barrage que rencontre la pulsion sur son chemin et qui va finalement décupler sa puissance en accumulant ses forces, il est ancré dans une fonction : la fonction paternelle. La fonction paternelle c’est ce qui sert à faire barrage à la jouissance. C’est un point que je ne peux pas développer ici, malheureusement, parce qu’il constitue le cœur de la théorie et de la pratique de la psychanalyse, mais retenons que la fonction « père » désigne ce pouvoir du barrage face à la puissance de la pulsion. La pulsion en est condamnée à s’appareiller à cette fonction pour poursuivre son chemin. Dans un barrage ce qui transforme l’énergie brute en énergie d’ « hommestiquée », comme l’électricité, ce sont des turbines qui opèrent cette transformation. Les turbines dérivent la puissance de l’eau au profit de la collectivité. De la même façon une des transformations les plus intéressantes de la pulsion, c’est une dérivation vers des processus de socialisation ? Freud a appelé cela la sublimation. C’est le plus noble de la production pulsionnelle, en tout cas selon les critères d’acceptabilité sociale. Participer à la communauté des hommes par son travail ou son activité, se lier aux autres hommes et créer des objets, voilà l’essentiel de la sublimation. Mais je rappelle que la poussée de la pulsion est constante : ça pulse, ça pulse, ça pulse. Et les turbines de la sublimation ne fonctionnent pas toujours très bien : elles sont rouillées, ou bien le sujet veut une jouissance plus rapide, immédiate. En effet il faut longtemps pour apprivoiser le savoir-faire de la sublimation, il faut accepter beaucoup d’insatisfactions, d’attentes, d’apprentissages pour entrer dans les voies du travail ou de l’art. Peindre, sculpter, chanter, ne s’apprend pas en un jour. Même si l’acte de création jaillit ex-nihilo, l’apprentissage de la technique qui va accoucher de cet acte, exige du temps, des efforts, des sacrifices. Et comme la pulsion continue à pousser, qu’elle pousse au cul si j’ose dire, elle passe par d’autres sentiers de création. Ces autres sentiers sont ce que Freud nomme des formations de l’inconscient. L’inconscient étant, comme il le dira bien plus tard, le réservoir des pulsions, ce réservoir produit par accumulation de la libido freinée et déviée dans sa course par la culture. La pulsion alors se fraie un chemin dans la matière du barrage lui-même, elle passe à travers. Il y a comme ça de petites créations gentilles. Ce sont ces premières créations que Freud a repérées et qui lui firent faire l’hypothèse de l’inconscient. Ce sont les lapsus : vous voulez dire un mot et c’est un autre qui vient. Ou les oublis de mot. Ou encore les actes manqués, qui sont de grandes réussites de l’inconscient. Nous avons aussi cette petite machine extraordinaire à recycler les désirs inconscients et à leur offrir une voie de création : les rêves. Un peu plus frappants au fur à mesure que la force de la pulsion se fait plus pressante, les diverses manifestations du passage à l’acte. Le passage à l’acte signifie qu’apparaît un agir à la place d’un dire langagier. C’est comme un langage, mais avec des faits et gestes. Un sujet ne trouvant pas le passage pour le flux pulsionnel dans des voies socialement acceptées, passe les bornes, franchit les limites et, comme on dit, pète les plombs. Ce que Freud nommait agieren . Et enfin il y a une série de créations étonnantes chez les humains, ce qu’on nomme les symptômes en psychanalyse. C’est le corps qui se met à exprimer ce qui ne peut se dire sublimé dans la langage. Les symptômes que Freud range en trois catégories, selon la façon dont un sujet est appareillé au langage : névrose, psychose et perversion, sont de véritables créations. Qu’elles fassent souffrir n’y change rien. Le paradoxe que soulève la psychanalyse, c’est qu’en souffrant, le corps produit un apaisement de la pulsion. Quand on lit les délires de Paul Schreber ( Mémoires d’un névropathe ), célèbre psychotique du début du siècle, que Freud a étudié, à partir de ses textes, on ne peut qu’être frappé du déploiement créateur de ses productions. D’ailleurs c’est une indication clinique précise. Lorsqu’un psychotique commence à délirer, ce n’est pas le moment de lui casser la baraque : il traite à sa façon la pulsion. Le délire est une forme de création. Et après tout si ça nous dérange, il faut aller se soigner comme soignant pour le supporter. On le supporte bien chez ceux de nos contemporains que l’on nomme artistes. Le délire en effet est une production où la pulsion rencontre les voies du langage, dans la parole, dans l’écriture, ou dans toute autre mise en forme et retrouve donc les voies de la sublimation, c’est à dire de la socialisation.

Freud dans son Totem et tabou étaie à mon avis solidement cette thèse « D’une part les névroses présentent des analogies frappantes et profondes avec les grandes productions sociales de l’art, de la religion et de la philosophie ; d’autre part, elle apparaissent comme des déformations de ces productions. On pourrait presque dire qu’une hystérie est la caricature d’une œuvre d’art, qu’une névrose obsessionnelle est la caricature de la religion et une manie paranoïaque est une parodie de philosophie ». Plutôt que de parodie ou de caricature, j’avance ici qu’il s’agit de productions de même nature, toutes issues du traitement de la pulsion par le sujet. Dans la psychanalyse pas de résilience : mais un sujet et sa responsabilité de ce qu’il fait de sa propre vie. De quel droit penserions-nous qu’il est des vies dignes d’être vécues et d’autres non ?

15/05/2002

1 On trouvera de plus amples développements autour de cette question, dont je reprends ici certains éléments, dans mon ouvrage Psychanalyse pour le temps présent , érès, 2002.

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