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Une semaine de rencontres à l’Hôpital Louis-H. Lafontaine de Montréal

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Joseph Rouzel

lundi 12 juillet 2004

Sur le vieux continent on a parfois des préjugés tenaces. On s’y croit. Ainsi celui-ci que je partageais naïvement vis-à-vis des américains du nord. Je pensais que tous les services médicaux et socio-éducatifs étaient infiltrés par l’idéologie scientiste produite par le cognitivisme, le comportementalisme, le béhaviorisme et une certaine idéologie de la normalisation. Autant pour moi. Ça m’apprendra. Une semaine de rencontres avec les éducateurs et soignants de l’Hôpital Lafontaine de Montréal en février dernier m’a ramené à la raison. J’avais déjà eu la puce à l’oreille lorsque Sylvain Ratel, le chef de service éducatif, qui s’est beaucoup battu pour que cette rencontre se fasse et a fait montre d’un désir déterminé, m’a demandé d’intervenir sur le thème du transfert, autrement dit un concept issu du discours et de la pratique de la psychanalyse, en référence à mon ouvrage ( Le transfert dans la relation éducative. Psychanalyse et travail social , Dunod, 2002 1 ). Je me suis dis : tiens ils s’intéressent donc à ça ! Position plutôt prétentieuse ! Il me faut donc faire amende honorable pour tous ces préjugés et dire ce que j’ai vu et entendu. Et rendre hommage aux qualités de soignants de mes amis éducateurs québécois: de ces illusions ils m’ont bien soigné ! Mais un mot avant tout sur un savoir-faire que nous avons perdu sur le vieux continent : l’accueil. Voila des gens qui savent prendre leur temps, vous accompagner, vous recevoir, s’enquérir de votre bien être matériel et psychologique. J’ai apprécié cette espèce de fluidité et de simplicité qui a présidé tout au long de cette semaine à nos échanges. Pardonnez-moi d’avoir recours à des comparaisons qui peuvent agacer, mais j’ai bien l’impression que par moment sur ce vieux continent, nous sommes un peu lourds. Un peu lourds de savoirs savants qui nous encombrent, de prestances imaginaires qui figent les relations, de confusion entre la fonction et la personne qui l’occupe etc.

Non seulement les éducateurs et soignants que j’ai rencontrés s’intéressent à la question centrale du travail éducatif et thérapeutique, à savoir la rencontre entre humains, mais de plus ils ont le souci de la formaliser. A ma connaissance seul le concept de transfert permet en effet de soutenir toutes les dimensions de la relation engagée, non seulement, en termes de repérage de ce qu’y s’y joue pour chacun, mais aussi dans la visée d’une authentique mise en acte. Une mise en acte qui se déplace d’un risque de passage à l’acte autant chez l’usager que chez le professionnel, vers un acte de passage. J’ai rencontré des professionnels bien vivants, ancrés dans de vraies questions, avec le souci d’aller toujours plus loin pour comprendre la nature de leur action et pour être au plus près des nécessités vitales des personnes qu’ils accompagnent tous les jours. J’ai découvert, à partir des divers échanges, des équipes en projet, engagées dans une dynamique d’ouverture sur la cité. Passer de 5000 malades internés il y a 20 ans à 400 aujourd’hui, sans lâcher quiconque, n’est pas chose facile. Si la grande tour de l’hôpital continue à vibrer des rumeurs, des légendes, voire des fantasmes qui irradient la mémoire populaire, c’est pour des gens bien vivants, en souffrance, démunis que les équipes éducatives se sont mis en mouvement. Les équipes de l’Hôpital Lafontaine n’ont pas lâché, comme on l’a fait malheureusement en Italie, sous prétexte de désinstitutionnalisation, et comme on a commencé à le faire en France, pratiquant ce que mon maître regretté, Lucien Bonnafé, père du secteur en psychiatrie, dénonçait comme « externement abusif ». Les équipes québécoises que j’ai rencontrées sont animées du souci constant de la citoyenneté et de l’inscription dans la cité des malades accompagnés. La dynamique d’ouverture de l’Hôpital, solidement soutenue par les politiques, a produit des trouvailles, des inventions, des dispositifs, qui témoignent tous de ce mouvement. Le Québec s’est donné les moyens d’une psychiatrie à visage humain. Pensez donc, salarier 250 éducateurs en psychiatrie adulte, où avez-vous l’équivalent chez nous ? Ce qu’on nomme insertion, je l’ai vu en marche à Montréal. De petites unités éducatives, soutenues par les équipes de médecins et de soignants, organisées par les éducateurs, donnent une illustration très précise de ce que nous n’avons pas su faire sur le vieux continent. A part quelques lieux qui résistent à « l’externement abusif », comme la Clinique de Laborde dirigée par Jean Oury 2 , ils nous faut bien constater une désaffection de la psychiatrie pour les plus démunis de nos concitoyens. Tous les projets récents se résument à une normalisation des malades par médication sur fond de diagnostic à coup de DSM. Esquirol et Pinel doivent se retourner dans leur tombe, eux qui prônaient justement la dimension d’inscription sociale comme faisant partie prenante des processus de soins. Quelle leçon de nos amis Québécois !

Au-delà de ce mouvement très repérable d’ouverture de l’Hôpital sur la cité, les concepts qui en soutiennent la mise en œuvre sont patents. Relation éducative, respect de la personne, transfert, institution, médiations ne m’ont pas semblé de vains mots. Dans les différentes manifestations de cette semaine, que ce soit le mardi 10 février au cours de la journée où exposés et travail en ateliers se sont succédés avec l’ensemble des équipes éducatives – je le répète : 250 personnes !- , ou bien de la conférence-midi du mercredi 11 en présence des autres personnels soignants, médecins, ergothérapeutes et infirmiers, ou encore de la rencontre avec les gestionnaires du jeudi 12, je dois dire que les concepts qu’implique logiquement l’arrimage au transfert et au-delà à la psychanalyse, ont été mis en acte. Les points clés de cette « praxis » que l’on nomme psychanalyse, au-delà de la cure analytique où ils sont nés et qui en exige un usage particulier, passent par les notions de parole, de sujet, d’inconscient, de pulsion avec ses dérives, de transfert et de maniement du transfert, de lien social… Il me semble que ces notions, qui paraissent parfois difficiles, lorsqu’elles sont plongées au cœur de la pratique comme en une teinture vive, s’y mêlent et permettent de produire un discours transmissible sur une pratique singulière - l’accompagnement éducatif - qui le plus souvent ne se voit pas. L’usage des concepts pour faire advenir au grand jour une pratique me semble la seule voie pour faire reconnaître la valeur, la profondeur, mais aussi la subtilité du travail engagé. Le paradoxe, c’est que les actes éducatifs n’ont rien de transcendant, ils se profilent dans l’insignifiance des petits riens du quotidien. Comme le dit Jim Jarmusch en marge de son dernier film, Coffe and cigarettes : « Ce sont les riens qui m’intéressent, les espaces entre les mots, les silences dans la phrase. Dans ces silences, en écoutant bien, on distingue des oiseaux qui s’envolent… ». Tel résident qui nous a ouvert sa porte, fier de nous montrer son « intérieur », disant en deux mots sa passion pour la musique ; tel autre qui glisse un petit « bonjour », son linge sous le bras en allant à la laverie, témoignent, au ras des pâquerettes, de ce long et invisible travail de l’ombre produit par une volonté d’insertion. La dimension clinique du travail éducatif s’éclaire dans ces petits riens, car ils touchent au sujet au plus juste de sa position, au vif du sujet, pourrait-on dire. C’est de ce lieu de rencontre au quotidien que des changements se produisent, encore faut-il toute la puissance évocatrice de la parole et de l’écriture pour s’en faire les révélateurs. Vous me direz : 10 ans de travail pour qu’Antoine ou Marguerite puissent dire bonjour, remarquer votre présence, alors qu’ils se sont murés, pendant tant d’années, dans un silence de plomb et une solitude blindée, est-ce que ça vaut le coup ? Tout ça pour ça ? Ces années de projets, d’imaginations, d’espoirs et de désespérances, d’inventions, de médiations, d’activités, de soutiens, est-ce que ça vaut le coup ? Certes oui, parce qu’il s’agit à l’échelle d’un sujet d’une micro-révolution. Les éducateurs travaillent à ce niveau d’implication, dans l’infra-monde, l’infra-ordinaire, au cœur de la rencontre avec des sujets un par un, pas deux pareils. Il ne s’agit en aucun cas de traiter une masse de psychotiques ou un troupeau de malades mentaux. C’est bien dans la rencontre au cas par cas, une rencontre chargée d’affects, d’émotions, de sensations qui ne laissent pas l’éducateur indifférent, que le travail opère. Les changements subtils de position d’un sujet, qui s’ouvre doucement à autrui, du lieu de cet enfermement que l’on nommait jadis folie, facteur de désinsertion et désaffiliation sociale, témoignent de la qualité du travail fourni. Mais faire savoir ce qui se produit dans le transfert, dans cette opacité, cette nuit obscure du travail éducatif, devient alors un devoir. Faute de cet effort de la part des éducateurs ils risquent de se perdre dans la relation et de plus, nul n’en saura rien et cette profession peut être menacée. Elle l’est déjà ! D’où l’importance de ce qui a été évoqué autour des dispositifs de supervision ou d’analyse des pratiques. Ces espaces d’élaboration ont pour visée de permettre à chaque professionnel de travailler sur ce qu’il engage dans la relation transférentielle. L’aspect collectif de cette élaboration favorise le fait de faire équipe. De plus de tels espaces se révèlent d’authentiques lieux de construction de la pratique éducative à partir desquels le faire-savoir peut prendre son envol. Il ne s’agit en aucun cas de lieux de contrôle administratif du travail sur le terrain. Une institution ne survit que par la prise en compte de la parole de chacun.

Je crois que dans les années qui suivent cette construction de la profession est l’enjeu qui nous est tendu aux uns et aux autres - mondialisation oblige - de part et d’autre de la grande mare de sel qui nous sépare. Ce voyage, pour moi et, je l’espère, mes collègues québécois, nous a rapprochés. Je poursuivrai mon projet, enté sur la pratique de la psychanalyse, et que j’ai tenté de faire vivre dans mes ouvrages, de rendre lisibles les concepts qui soutiennent l’exercice de la profession d’éducateur. Je poursuivrai mon chemin de passeur de mots pour que la chose éducative, si intense, si riche, si importante pour l’avenir de notre société, ne reste pas lettre morte. Cette semaine partagée à l’Hôpital Lafontaine m’a conforté dans cette perspective. S’ouvre ici un champ de travail en commun, peu importe la forme que nous lui donnerons et les portes par lesquelles nous y entrerons, un champ où les uns et les autres nous avons notre mot à dire pour produire un savoir non seulement en tant que professionnels, mais aussi comme citoyens d’un monde qui plonge dans les contre-valeurs de la marchandise et du spectacle généralisés. Comme le soulignait Sylvain Ratel à propos du Québec « nous sommes une petit village gaulois qui résiste ». Puissions-nous étendre cette résistance du petit village gaulois tout autour de la planète. Ce petit village nommé par Uderzo et Goscini : Petitbonum. Tant que nous pourrons aller notre petit bonhomme de chemin et permettre à d’autres de faire le chemin qui est le leur, l’espoir d’une humanité plus vivante, d’un monde plus vivable, d’une société plus juste, reste entier.

1 J’ai laissé un texte «Le transfert et son maniement dans les pratiques sociales » qui a circulé parmi les participants à ces différents échanges. Ce texte est une reprise et un résumé de mon ouvrage sur le transfert. On peut le consulter sur le site de PSYCHASOC.

2 Voir le film de Nicolas Philibert sur la Clinique de Laborde: « La moindre des chose ».

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