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Violence de l’institution, institution de la violence.

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Joseph Rouzel

lundi 03 mars 2003

Un groupe d’éducateurs qui ont comme, on dit, de la bouteille. Au fin fond de la Bretagne. Ils savent y faire avec des enfants mâchés par les saloperies de la vie, massacrés par des parents à l’amour vache, le rejet de l’école, la misère... Mais là c’est nouveau. Le juge leur ordonne de prendre en charge deux enfants fous. Sur le papier, c’est pas marqué fou, mais un gros mot : psychotique à dysharmonie évolutive. Le chef de service et les éducateurs se grattent la tête, qu’est-ce que ça veut dire ce charabia ? En fait ça veut dire que la folie rentre dans l’établissement. Au début, le premier matin, on trouve qu’Antoine, un gamin de 10 ans, est plutôt tranquille : il se lève, se douche, s’habille et prend paisiblement son petit déjeuner après un joyeux « bonjour » émis à la cantonade. Puis il file à l’entrée de l’institution et s’assoit sur un banc. Il dit qu’il attend le bus. Mais il n’y a pas de bus. Au début, tous trouvent son comportement un peu étonnant, mais les éducateurs ne veulent pas le brusquer. Il quitte son banc entre midi et deux pour le repas et reprend jusqu’à 5 heures, heure à laquelle il rentre au pavillon. Voila quelque chose de bien organisé, mais à quoi on ne comprend rien. Passent quelques jours et le directeur s’en mêle en s’adressant aux éducateurs : qu’est- ce que fait ce garçon livré à lui-même, vous ne pouvez pas le prendre à l’atelier ? Un éducateur sous la pression s’exécute et tente, d’abord gentiment, puis un peu plus pressant, de mener Antoine à son atelier. Celui-ci se lève et déployant une force insoupçonnable, massacre l’éducateur. Résultat : 15 jours d’arrêt maladie pour le professionnel. On se réunit : il faut punir l’enfant, ne pas laisser passer. On décide d’aménager une chambre de contention. Punition : 15 jours d’enfermement. Le psychiatre approuve : « contention thérapeutique », précise-t-il, ça fait mieux. 15 jours plus tard, l’enfant retourne sur son banc !

Cette petite scène de la violence ordinaire dans une institution médico-sociale nous en apprend long sur les facteurs déclenchant un tel déferlement de violence. A ne vouloir rien entendre de la violence faite par la psychose à cet enfant, à ne rien entendre du traitement qu’il a inventé lui-même contre cette violence interne, on déploie une série de passages à l’acte du directeur aux éducateurs, en passant par le psychiatre. Cet enfant, leur a dit, le formateur que j’étais, appelé à la rescousse, fait son travail, aussi étrange que cela puisse paraître. J’ai juste suggéré que de temps à autre un éducateur vienne l’accompagner sur son banc, qu’il le soutienne dans sa lutte acharnée à maintenir un ordre du monde sans cesse menacé : et il est comment ce bus ? Quelle couleur, quelle compagnie ? Il passe à quelle heure ? Et le chauffeur, il a des moustaches ? Les éducateurs se sont écriés : mais c’est une histoire de fous votre truc. Eh oui…Une histoire de fou, pleine de bruit et de fureur, comme toute vie humaine, si j’en crois Shakespeare.

Dans la foulée de cette anecdote tirée de mon expérience de formateur bien ordinaire en institution, je partirai de cet axiome d’entrée de jeu : l’être humain est animé d’une violence fondamentale. M’appuyant sur la théorie freudienne, force est de constater qu’il y a, à la base des pulsions, une violence irréductible. De fait « ...l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité... L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. » Voilà ce qu’affirme sans ambages le père de la psychanalyse en 1929 dans Malaise dans la civilisation . L’histoire lui donna raison dix ans plus tard. Pour comprendre la violence nous pouvons partir de cette proposition : l’être humain est violence. Mais cette violence, selon les circonstances, s’exprime dans des formes et surtout des usages qui peuvent être constructifs ou destructeurs. Qu’une enfant de dix ans, comme un travailleur sérieux, attende tous les jours un bus qui n’existe pas, ne met pas fondamentalement en péril une institution. Il me semble qu’on peut le tolérer. C’est en tout cas un savoir-faire avec cette violence qu’on nomme psychose, plus intelligente que de la retourner contre soi ou de la déployer contre autrui. Il faut faire des choix.

Mais d’un autre coté, confrontée à cette violence fondamentale, toute société a développé une autre forme de violence : la culture transmise par les différentes voies de l’éducation. « La nature humaine par ci, la nature humaine par là, fait dire Paul Claudel à un des personnages de Tête d’Or, la nature humaine demande avant tout qu’on lui fasse violence. » Violence contre violence, telle est la condition de survie de toute communauté humaine. Les impératifs de vivre ensemble, obligent les êtres humains à céder sur leur satisfaction immédiate, à faire le sacrifice de leur pulsion, pour la « shunter » dans des dispositifs de médiation symboliques. Le traitement de la violence par les sociétés humaines a toujours relevé de cette tentative jamais achevée de métabolisation. A l’immédiat de l’exigence pulsionnelle fait barrage la médiation de la loi qui laisse se profiler le désir. Ce qui fait de l’homme un être parlant en fait aussi un être social. La parole et le langage, ses ramifications dans la culture, sont au bout du compte le seul mode d’apprivoiser la violence. Celle des sujets, comme celle des sociétés. Les sociétés occidentales se sont construites sur la confiscation de l’usage de la force par l’Etat. A cette violence légitime s’oppose une violence illégitime, celle des citoyens. Autant dire qu’on entrevoit là un équilibre précaire, jamais assuré. Mais il faut ici interroger ce qui arrive à Antoine et aux différents membres de cette institution bretonne. Appareiller la violence du sujet, quelle qu’en soit la manifestation - ce qu’on appelle psychose n’en est qu’une forme parmi d’autres - à des règles de vivre ensemble, passe par des médiations, des rencontres, des façons de s’apprivoiser l’un, l’autre. La contention, physique ou chimique, cette violence extrême qui laisse filtrer sur la scène institutionnelle les remugles d’une « fliciatrie » d’avant Esquirol, non seulement est inacceptable, mais s’avère inefficace. On ne peut permettre à Antoine de se brancher sur d’autres formes de traitement de sa violence qu’en partant de cette trouvaille qui est la sienne et qui témoigne d’un savoir-faire avec sa vie. On ne peut s’en tirer qu’en se mettant à son école pour, petit à petit, lui permettre de se brancher éventuellement sur de formes de vivre ensemble plus socialement acceptable. Mais cela ne saurait se produire par la force. Le choc des deux violences, pulsionnelle et sociale, exige des espaces de médiation pour être contenu dialectiquement. Cela exige des professionnels un retournement à 180°. Il s’agit d’effectuer un pas de coté face aux ségrégations produites par le discours de la science sur le corps d’un sujet à partir d’une nomination (« psychotique »), pour se laisser enseigner par lui. On n’a pas assez mesuré l’effet de violence produit par le discours scientiste sur un sujet. Assigner un sujet à résidence sous une étiquette : psychotique, délinquant, cas social etc, a un effet d’illusion de savoir pour les professionnels, mais surtout de réification, de ségrégation du sujet dans le corps social. Autrement dit on produit une exclusion contre laquelle on somme ensuite les travailleurs sociaux de lutter. Se « désempéguer » comme on dit dans le Midi, de ce gel du savoir et de la ségrégation, constitue le premier pas de résistance contre le déferlement de violence et de jouissance du social sur les sujets. Et pour cela, il faut se parler… Si comme le dit Freud dans une conférence de 1917, « l’éducation, c’est le sacrifice de la pulsion », c’est bien qu’il n’y a pas plus d’éducation sans violence que de naissance sans violence. Entrer dans le monde des humains et y grandir ne vont pas sans mal. Encore faudrait-il se souvenir ici de la dimension humanisante et socialisante du sacrifice, pratique rituelle dont nos sociétés post-modernes ont perdu la clé, quand ils ne la rejouent pas sous ses formes les plus horribles. Dans les guerre et l’exploitation, on sacrifie au dieu Moloch des populations entières, là où d’autres peuples animés par l’intelligence rituelle du sacrifice, immolaient un animal, ou des biens de consommation, comme dans le potlatch. Le sacrifice qui met en œuvre une perte, vise un déplacement de cette perte dans un effet de transcendance qui unit la communauté des hommes. J’accepte de perdre quelque chose pour qu’entre nous … ça crée. Etymologie au plus radical du mot sacrifice : faire sacré. Faire que ça créée.

Nous débouchons sur une interrogation cruciale. Si la violence subjective de la pulsion qui taraude chaque sujet n’est vivable que si elle trouve dans son entourage familial et social ses moyens de traitement, qu’en est-il aujourd’hui des capacités de notre société post-moderne, à transmettre les formes symboliques où trouvent à s’appareiller violence subjective et violence collective? Qu’en est-il de l’autorité aujourd’hui et de ses fonctions de pacification des violences quotidiennes? Le discours de la science qui a peu à peu infiltré le lien social ne met-il pas gravement en cause les modes de traitement symboliques de la violence? La virtualisation des violences ordinaires ne fait-elle pas peser sur la cohésion des sociétés occidentales une grave menace? Il faudra, dans les années qui viennent, prendre la mesure du déclin de la fonction paternelle dans tous ses modes d’expression : autorité parentale désavouée, représentation sociale dévalorisée des enseignants, des juges, des politiques, des éducateurs... pour essayer de répondre à ces questions. Ce n’est pas le retour de manivelle des Sarkozy et consort, ni les nostalgiques des pères-la-matraque d’antan et autres petits pères des peuples, qui peuvent nous rassurer. Un père, entendons la fonction qui permet la transmission du symbolique, donc de la culture, du langage, du social, c’est justement ce qui sert à un enfant pour appareiller sa violence pulsionnelle, disons corporelle, pour ceux que le vocabulaire freudien gène aux entournures, à la violence du vivre ensemble. S’il s’agit d’une fonction, elle peut donc être occupée par différents types de… fonctionnaires. On peut voir, à l’issue des derniers enseignements de Jacques Lacan, se profiler les conséquences de ce déclin par lui annoncé dès 1938 dans Les complexes familiaux . En 1963 dans la séance unique de son séminaire Les noms-du-Père , Lacan annonce déjà la couleur, la pluralisation de la fonction paternelle, tout en précisant que cette ouverture, il la fait trop tôt pour être entendu. Jacques-Alain Miller repère dans son cours à la Section Clinique de Paris, sous cette appellation, les Noms-du-Père, une première entame à la consistance de l’Autre. En pluralisant les Noms-du-Père Lacan ouvre la voie, dans l’aboutissement de son enseignement, à la forclusion généralisée, point d’arrêt du Nom-du-Père totémique tel que Freud a pu le penser. Cette avancée sert de socle à la formulation par Jacques-Alain Miller de l’inexistence de l’Autre. Il n’y a ni dieu, ni maître, qui puisse répondre de l’énigme vivante d’un sujet. Du coup ce n’est plus le père, ni ses substituts, en tant que tels qui peuvent faire barrage à la violence de la jouissance corporelle, sa pluralisation l’a diffusé à l’échelle de la culture. La fonction subsiste au-delà des ses fonctionnaires : du père on peut alors s’en passer, à condition de s’en servir. Il s’agit en ces temps obscurs de voir par quels chemins dans la culture passe l’appareillage de la violence pulsionnelle. Mais chacun sait que pendant la mue, le serpent est aveugle…

Le réel de la pulsion n’est traitable que par le symbolique. Plutôt que de glisser vers le type de slogan qui fleurit à chaque fois qu’une violence explose dans le corps social : « la violence (avec ses variantes : des jeunes, des villes, des « détraqués » sexuels, des hommes contre les femmes, des parents maltraitants etc.…) parlons-en », on pourrait détourner l’injonction en invitation : « La violence : parlons-nous ». Autrement dit face à la violence inhérente à la nature humaine, peut-être pouvons-nous faire le pari de la conversation généralisée ? 3

Je retrouve bien autour de l’histoire que m’ont confié les éducateurs d’Antoine, les même impressions que j’ai pu vivre pendant des années sur le terrain comme éducatuer ( ?!). Impressions mêlées de désarroi et de colère. Un petit lapsus d’ordinateur vient d’ailleurs de me faire produire cet « éduc à tuer », cet éduc lourdement menacé de mort. Le travail éducatif est un métier dangereux, où l’on part au front tous les matins, quand ce n’est pas toutes les nuits, en internat. Le front c’est aussi la confrontation, voire l’affrontement avec des personnes en grande souffrance psychique et sociale. Est-ce qu’on imagine envoyer au front des soldats sans aucune protection, sans arme et sans armure ? C‘est pourtant ce qu’on impose bien souvent aux éducateurs : combattre à mains nues. Je rencontre trop souvent en formation ou dans mon cabinet d’analyste, des professionnels qui disent leur ralbol devant des conditions de travail inhumaines. Ils disent combien ils sont démunis et en souffrance. Dans maint institution il n’y a aucun lieu pour élaborer ce qui travaille l’éducateur, dans son corps, dans son esprit et (osons) dans son âme, aucun lieu de parole, quelle qu’en soit l’appellation : instance clinique, analyse de la pratique, supervision… Non seulement il n’y pas de lieu pour parler de ce qu’on vit avec les usagers, pour donner du sens à l’action quotidienne et se construire « une bonne distance » dans la relation éducative, mais il n’y a même plus de lieu où l’on se parle entre collègues, pairs ou chargés d’assurer « la direction » (c’est à dire le sens et l’orientation) du travail commun, ou encore avec les usagers. Des années de pratiques de formation en stage ou en institution me font apparaître le secteur de l’éducation spéciale comme humainement sinistré. On fait des gains de productivité : on se cause plus ! Bien sûr on s’anesthésie dans l’absorption sémantique des projets institutionnels, projets individuels et autres drogues douces, mais au bout du compte nul n’est dupe : c’est bien souvent de la poudre aux yeux, des mots ronflants comme cache-misère. Car un collectif humain ne survit à la violence qu’il ne peut faire autrement qu’engendrer, qu’au prix de susciter et de respecter chacun dans une parole qui lui est propre. L’institution n’est jamais acquise, jamais finie, puisque c’est ce processus permanent d’avènement de la parole qui la constitue. On a bien a raison, à la suite de l’enseignement de la psychanalyse, d’invoquer la dimension de l’inconscient et de mesurer la force du transfert et de la pulsion de mort, présents dans toute relation éducative : comment les institutions sociales et médico-sociales y échapperaient-elles ? Ce n’est pas le psychanalyste que je suis qui va récuser ces concepts qui fondent le socle de la cure analytique. Mais comment les mettre au travail dans l’intervention éducative ? Il n’y a que dans et par la parole et le langage que puisse se médiatiser la violence de chaque sujet, liée à l’exigence increvable de jouissance de la pulsion, comme la violence de l’institution. Vivre et travailler avec les autres ça ne va pas sans violence ! Ouvrir et défendre de tels espaces de médiation et d’élaboration dans la parole est-ce trop demander ? Peut-être ne faudra-t-il pas alors se contenter de se plaindre de ce manque vital d’outil de base pour exercer ce métier à risque? Peut-être faudra-t-il imposer, jusque dans une épreuve de force, aux directions trop souvent aveugles et sourdes, pétrifiées par les soubresauts du plan comptable, aux organismes de contrôle trop souvent tétanisés par le discours du maître-bureaucrate aux yeux et au cœur vides, nourris au petit lait des statistiques, ces espaces vitaux pour sauver sa peau et continuer à travailler avec ceux qui souffrent ? Comme le disait Deligny, juste avant de mourir : « Il s’agit de produire de l’humain… ». Encore faut-il s’en donner les moyens. Dans un monde où l’humain a été réduit à une marchandise ou une bête de cirque, c’est pas gagné, de produire de l’humain : ça va même à contre-courant.

Joseph ROUZEL, psychanalyste, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et travail social.

Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé, Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales.

1 Séminaire de Françoise Héritier, De la violence , Editions Odile Jacob, 2 tomes, 1996 et 1999.

2 Christian Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin , Ed. Maison des sciences de l’homme, 1995.

3 Voir Le pari de la conversation , Institut du Champ Freudien/CIEN, 1999-2000.

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