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MAI 2068, LETTRE À…

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Paul ROUX

jeudi 26 novembre 2015

MAI 2068, LETTRE À…

Notions de contemporanéité et de jeunesse(s)

 

 

Je veux commencer à écrire. Plus que de notions, vagues, autour de la contemporanéité et de la jeunesse, je veux dire quelque chose, parce qu’il y a un truc quelque part, des respirations, des pleurs enfouis aussi peut-être, un indicible enterré, un ineffable recelé sinon. Mais je n’y arriverai probablement pas. Trop apprêté.

Saisir ça ne se fait pas à cet endroit, il faut sublimer, attraper et ramener.

J’apprends un évènement. Nous sommes dans la nuit du vendredi 13 novembre 2015.

Quelque chose s’est passée et est en train de se passer.

Mais ce qui ne passe pas, c’est la mort annoncée, les morts provoquées.

Une barrière : c’est irréel.

Non. C’est bien réel.

Des arbres fleurissent à l’envers.

Et les mots brûlent sur l’incandescence du langage impossible. Il n’est que tentative de percer l’indicible.

Un moment, juste un moment. Alors vite : temps de crise, tant d’hâtives mainmises pour une tentative imprécise.

Quelques heures en quelques jours. Un peu le crayon qui voudrait être « le pinceau qui n’a pas droit à l’hésitation, moins encore à la retouche. Pourtant il n’est pas soumis à la hâte, seulement à l’instant. Et l’instant ne se saisit pas. Aussitôt perçu, il cède la place à ce qui n’est plus lui. » 1

Contemporanéité.

Voilà un mot étrange, peut-être parce qu’il échappe sans cesse. Dire la contemporanéité pour un sujet, c’est le positionner dans un présent à ce qu’il est et ce en quoi il existe. L’entreprise est difficile. Dire et réfléchir la contemporanéité, c’est difficile, comme s’il fallait plusieurs coups d’avance, être un peu visionnaire, en son temps, vivre l’instant d’un après collage « à la turbulence du moment » 2 , la turbulence des instants d’après, le premier étant déjà ardu dans une société de plus en plus complexe. C’est une conjoncture, parfois sûrement fruit du casuel, parce que vouloir comprendre et dire une contemporanéité, c’est voir que déjà ce n’est plus le cas. Notre monde va vite. C’est fini, c’est passé, ce n’est déjà plus. C’est autre chose, quand bien même l’écart où un sujet collerait à ce moment dans une symétrie avec son temps, une sorte d’actualisation actualisée, paraîtrait le plus faible possible avec l’instant d’après, cet intervalle fait que ce n’est pas tout à fait la même chose. Et le suivant ne sera non plus pas tout à fait la même chose…

Vivre avec son temps est différent de vivre en son temps.

Vivre en son temps, c’est un peu comme être un funambule sur un fil tendu entre le monde psychique et le monde extérieur, chacun disant les limites à ne pas dépasser, avec une part propre aux deux sphères qui va définir l’envergure des balancements qu’il est possible d’exercer, la houle du fil soutenable afin de ne pas chavirer, le curseur, le point, le solstice de la corde qui va faire que la situation est vivable, confortable, procure un mieux-être et un mieux exister, davantage que l’endroit campé auparavant.

Crise.

Voilà un terme galvaudé, peut-être parce que la période qu’il a vocation à encadrer contemporainement est large, que le mot s’essouffle de lui-même par son utilisation incessante, qu’il fait mal à entendre, que le caractère spectaculaire dont on le revêt n’est pas à la hauteur des attentes des signifiés et des faits qu’il implique…

Crise signifie avant tout passage d’un état à un autre d’une situation, dont l’issue détient alors un caractère incertain, perspectives floues… qui donc peut provoquer de l’inconfort à vivre et à exister.

Mais d’économique, où toute une génération a grandi ou est née avec ses débuts, elle semble glisser tacitement, s’installer comme une brume éparse s’épaississant au fil du temps qui passe, vers une crise existentielle pour une jeunesse, un peu perdue peut-être, rémanence post soixante-huitarde, entre une logique neo-libéraliste qui a su s’imposer à tous niveaux d’une société et les métamorphoses des modèles familiaux, sociologiques de la jeunesse, de consommation, de la question sociale…

Mais n’est-ce pas là aussi pour une jeunesse, chemin faisant, le passage, obligé ou non, nécessaire au grandir , une étape pourrait-on dire d’actualisation en tant que sujet, un jalon parmi d’autres sur le fil tendu d’une existence ?

Il y a deux vitesses à distinguer, comme l’image du funambule le montrait préalablement : il y a celle du développement, singulier, du sujet et de ce par quoi il doit passer pour faire face à l’inéluctable manque à être de sa condition et celle qui lui en est extérieure, qui influe son être et son existence.

Ainsi, comment résonne cette contemporanéité dans le grandir des « jeunes » aujourd’hui ? Des questions préoccupantes se posent-elles ou la période est-elle simplement (ce qui ne veut pas dire qu’elle se vit de manière simple) un passage qui trouvera son issue chemin faisant, parce que l’histoire s’écrit chaque jour et que le temps lui, poursuit sa course inéluctablement selon la même cadence ? Excepté un temps symbolique, que chacun pourra aujourd’hui probablement moins vivre singulièrement long ou court, rythmé ou distendu qu’une société en définit la mesure au nom de l’insertion.

Il apparait que l’entrecroisement des termes contemporanéité et jeunesse puissent, au moins un peu, incarner l’écho d’un malaise, un malaise dans la civilisation, pour emprunter les termes de Freud 3 . Malaise qui, dans l’actualité, se revêt d’une robe unique, faite sur mesure. La contemporanéité est une parure pour le sujet.

Ce malaise, c’est celui vécu dans le passage, la crise, celui de l’enfance et de l’adolescence vers l’âge adulte, notion sociologique en mouvement constant sur l’histoire, celui, notion plus vaste, vers l’individuation, l’autonomisation, l’actualisation en tant que sujet. C’est à cet endroit que Cynthia Fleury dans ses travaux, principalement dans Les irremplaçables 4 très récemment, ou Bernard Stiegler 5 , situent précisément une distinction qui apparait à la fois comme un point névralgique de convergences des regards inhérents aux sciences sociales et comme un point d’inflexion du Sujet individuel et collectif pour esquisser le pari des changements à tenir à l’avenir.

Le problème, c’est que le fil du funambule bouge :

- Latéralement, un curseur qui se meut entre l’individualisme et l’individuation.

- Verticalement, ce qui veut dire que si le vecteur de mouvement est ascendant, la potentielle chute du sujet est de plus en plus douloureuse (c’est le Pretium Doloris , prix de la douleur, qui fait condition d’individuation chez Cynthia Fleury) ; un curseur qui se place entre en haut le fantasme, le : aucune limite , et en bas le Réel. Et, il y a un nœud sur cet axe infini, qui, au-delà de celui-ci, dit qu’une fois « passé les bornes, il n’y a plus de limites » selon cette citation d’Alphonse Allais devenu adage.

« (…) adolescents statufiés en déchets sociaux, jeunesse bafouée dans son droit de recevoir la limite, votre solitude nue témoigne des sacrifices humains ultramodernes. » 6

Les termes de Pierre Legendre sont forts.

Récemment, une jeune femme de vingt ans me racontait comment, au milieu de son cursus de licence de lettres, elle s’était aperçue « qu’elle ne serait pas payée à faire des footings de temps à autre et à lire des livres » là où elle avait « l’impression de se démener, de travailler dur… » avant de réaliser que personne ne lui devait à priori reconnaissance de ce travail parce qu’il est entrepris pour elle, par elle et ne concernait qu’elle. Sa question se formulait ainsi : « Pourquoi la société me serait-elle redevable des entrainements sportifs que je me fixe ? ». Et, dans l’instant d’après, c’est, au nom d’un pragmatisme un peu pressé, qu’elle s’imposait de choisir une inflexion en voulant trouver un travail, en évoquant des pistes toutes aussi écartées les unes que les autres, dans une sorte d’état d’urgence, avant que le temps ne refasse son œuvre pour penser le changement vers lequel elle désirait vraiment se diriger.

Le Pretium Doloris , c’est un peu cela.

Et il peut faire très mal. Il est aujourd’hui dans l’antichambre de « Il faut que jeunesse se passe » et la manière dont elle est dé-passée par les temps modernes.

Formuler la question sociale autour du travail a été une entreprise d’une grande ampleur par Robert Castel 7 . Deux vitesses qui s’entrecroisent se définissent et semblent signer le malaise actuel pour une jeunesse autour de la question du travail et donc de l’avenir :

- Après soixante-huit : des générations qui ont connu le plein emploi puis son inverse total, chômage-fléau aujourd’hui. Leur filiation a grandi, au nom d’un pragmatisme obligé, dans le chacun pour soi et dans le souci du « devoir se sortir des ronces », dans le « Ne se soucier que de son parcours, les bordures sont assurées (lorsque c’est possible) ».

- Le développement d’une fracture sociale et territoriale (relégation, gentrification…), dont le processus de disqualification sociale est un risque énorme.

Jeunesses, au pluriel plutôt alors, parce qu’entre une typologie exhaustive impossible et une prise en compte de chaque individualité dans leur singularité d’être, il y a différentes réalités de vie. Ce que dit par contre Dominique Schnapper à propos de l’épreuve du chômage total, paraît néanmoins transposable.

« Un sentiment nouveau s'est installé, le vide de l'existence. Quelles que soient les occupations, elles sont dépourvues de sens et consistent à « passer le temps » ou « tuer le temps », à attendre la fin de la journée, sans avoir eu l'impression de la vivre ou de vivre. » 8

Un sentiment nouveau électrique, qui s’immisce tant qu’il y a des conducteurs, à tous les niveaux.

Comment faire face au vide alors ? Comment faire face au manque à pouvoir exister, au manque à pouvoir s’immiscer dans le temps, pour une jeunesse ? Parce que l’humain se réinvente chaque jour, quelles sont les pistes empruntées qui permettent de mettre à jour une parole, une expression, un dire, soit l’endroit où le langage a une valeur ? Quelle est vraiment cette parole qui permet de comprendre ce qui est vécu ?

Toutes ces questions se formulent parce qu’il est facile de prétendre à des solutions, à des opinions, à des jugements parfois un peu hâtifs… Mais engager une réflexion sur des perspectives, parce-que c’est aujourd’hui un pari à relever, si elles veulent prétendre à être efficientes, passe par la tentative d’une connaissance.

Une piste alors peut-être, parmi tant d’autres :

Numérique oblige lorsque l’on voudrait parler de contemporanéité, la croissante implantation qu’il a eu dans  nos vies et dont on ne peut imaginer là où il s’arrêtera sinon que fiction et réalité ne fassent plus qu’un, l’imaginaire prenant le pas sur le symbolique pour formuler nos tentatives de réparation, un terrain contre-utopique déjà pensé depuis longtemps par, fort probablement, des personnages visionnaires en leur temps et donc contemporains, pour renouer avec le début de ce texte. On pense à la dystopie d’Orwell 1985 9 , l’une des plus représentative toujours aujourd’hui ou encore d’une des premières mise en scène cinématographique à ce sujet : Le monde sur le fil 10 du cinéaste Rainer Werner Fassbinder, dont la thématique de la frontière entre virtuel et réel devient un peu plus tard un sujet phare chez David Cronenberg ( Existenz , Videodrome ) et semble aujourd’hui à son paroxysme, en incarnant le nœud scénaristique de maintes créations de science-fiction/anticipation.

Mais tout cela, c’est sinon un jugement, du moins une opinion.

En effet, il y a une dialectique qui s’instaure, parce que l’on peut autant monter un discours critique de processus en jeux qui nous fait dire « Attention, Danger ! Mais où va le monde ? » que le témoignage d’un possible qui s’incarne réellement à ce niveau autour du numérique.

Beaucoup de jeunes que je rencontre dans mon quotidien professionnel regardent la télévision et je leur demande souvent de m’expliquer les émissions qu’ils voient. Des émissions de télé-réalité sont souvent convoitées. Ce qu’ils admirent, généralement, c’est la proximité des personnages qui intègrent l’émission. « Ils sont comme tout le monde », « Ils n’ont pas besoin d’être une star avant » disent-ils. D’autres projettent de participer aussi à l’émission. Et, ce rêve, s’inscrit dans la dialectique précédemment énoncée. Il ne peut pas y avoir de jugement sur cela, simplement une parole qui se dépose sur des bordures et qui pose cette dialectique : parce qu’il est dit qu’entre ici et là, il y a un endroit où le sujet a envie de se positionner, de vivre et d’exister.

Il y a un revirement.

L’humain trouve toujours des issues, ce que l’entrecroisement des termes contemporanéité et jeunesse semble nous esquisser sur, par exemple, ce point de rencontre du numérique.

S’il y a ici-maintenant une contemporanéité à tenter de saisir, c’est celle inaugurée par la jeunesse qui investirait notamment la toile internet comme l’espace d’expression de son mal être et de son manque à être. Elle est l’écran de « l’écran de l’Abîme » 11 sur lequel le sujet projette tout ce qui n’est pas ou plus entendu dans le Réel, au sein du virtuel, afin qu’il se répercute davantage dans le Réel.

Il y a une métamorphose qui se joue très intéressante.

La contemporanéité voudrait que le numérique, après des années de récits d’anticipation, d’analyses ici et là proclamant sinon la fin de l’humanité sinon l’aire de la bêtise, de préventions diverses et variées concernant le droit à l’image, concernant la dignité du sujet et la délicatesse et conscientisation de ce qu’il choisit ou non de délivrer dans la visibilité… s’annonce comme un moyen, à l’aune d’une utilisation comme un véritable outil.

Si le monde entourant pour une jeunesse défaille, comment rendre audible une parole, une expression ?

L’utilisation du numérique comme un miroir apparait comme une leçon de la manière d’induire des changements, à l’instar des travaux de l’école de Palo Alto qui ont beaucoup apporté aux sciences sociales. Paul Watzlawick 12 a théorisé deux types de changements : le changement 1 et le changement 2.

Exprimer son manque à être pour une jeunesse aujourd’hui est difficile. Les comportements, les attitudes, la glose, l’histrionisme politique comme le dirait Cynthia Fleury 13 dans son épistémologie du courage, font montre d’exemple du maintien de situations étirées jusqu’à l’épuisement de leur possibilité. Toujours plus de la même chose donne de la même chose , soit des changements de type 1, réactions symétriques à un problème qui le déplace, le maintient ou l’alimente plus qu’elles ne déterminent une inflexion sérieuse, ont assez brouillé les pistes pour déloger à l’expression sa valeur.

Trop de voitures cramées qui apparaissent comme la manifestation d’un « il n’y a plus que cette solution pour se faire entendre, pour le manque à pouvoir exister » ne sont maintenant plus assez spectaculaires pour interpeler. L’échouage d’un bébé sur la plage fera le scandale trois jours des uns et des autres avant de tomber dans l’oubli jusqu’à une prochaine marée, qui devra compter pas moins d’une dizaine de nouveaux nés noyés pour susciter des réactions, avant que le spectacle ne soit plus assez choquant.

Les termes sont forts.

Mais, puisque le numérique a su s’imposer comme petit à petit le lieu de plus en plus commun à tous les citoyens, l’utilisation qu’en fait la jeunesse est un modèle de changement de type 2, changement dont l’issue apparait décalée, fait le détour d’une situation pour mieux l’affecter, l’humour étant l’un des ressorts les plus percutants à cet effet. C’est d’ailleurs la piste que prend dans Les irremplaçables Cynthia Fleury, la Vis Comica (la puissance comique), comme le troisième facteur d’individuation du sujet.

La plateforme internet You Tube est dans le présent instant un exemple très significatif.

Récemment, les formes de courts sketchs réalisés face à une caméra qui généralement mettent en scène leur créateur chez eux, dans ce qui est de l’ordre de la vie quotidienne, est un exemple d’une parole qui utilise un sens de l’humour et de l’ironie. On pense à des internautes comme Norman, Cyprien, John Rachid, Bonjour Tristesse… aujourd’hui certes des personnages starifiés mais qui peuvent témoigner d’un rassemblement parce qu’ils proposent une reconnaissance de dimensions et adhérences de vie d’une jeunesse qui ne se vivent pas simplement, d’autant mieux données à saisir par l’utilisation du ressort comique comme élévation du discours touchant l’indicible, l’invisible ou ce qui ne veut pas être observé. Ce sont des expressions qui par la simple manifestation d’une adhésion d’une partie de la jeunesse, montrent qu’elle y trouve là une échappatoire à un monde qui conjure ses maux parce que l’état d’une jeunesse est un puissant témoin de l’état d’une société.

L’utilisation actuelle du numérique, c’est la conscientisation que le virtuel, non pas prend le dessus sur le Réel, mais s’y présente comme son miroir. Et un miroir reflète. La question de l’utilisation du numérique que nous esquisse la contemporanéité, c’est : comment, puisqu’il est un miroir, se présente-t-il comme le moyen adéquat de décupler une parole, de (re)donner une valeur à l’expression ? Parole qui s’esquisse dans le Réel, prend réellement forme dans le virtuel, s’y amplifie et comme un effet boomerang, revient vers une société avec la force dont elle est aujourd’hui exigeante pour que cette expression soit audible. Chez You Tube, l’indicateur, c’est le nombre de vues. Plus une vidéo a de vues, plus elle prend de l’ampleur. Et, pour l’instant en tout cas, il apparait que le nombre de vues soient directement la trace d’un choix des internautes. Ils sont décideurs de la popularisation d’une parole. Ils sont décideurs de l’impact qui doit se créer, qui est à la hauteur des exigences de ce qu’ils recherchent.

Plus que jamais, la toile apparait pour une jeunesse avec une distance du Réel. Simplement, les flux font que le numérique est le lieu pour le sujet de dépôt et de reprise d’une énergie, dans ce qu’il choisit d’y glaner ou de rejeter.

Cette distance avec le Réel vient bien s’incarner dans une autre dimension avec l’émergence impressionnante de nouveaux rappeurs en même temps qu’ils développent de nouveaux horizons à une forme d’expression qui est longtemps restée perçue comme une musique campée sur ses positions. La place du rap au sein de la musique est contemporainement très intéressante à analyser.

Il y a là une force contre toute attente qui s’origine dans une rencontre entre des métamorphoses à engendrer pour une musique et le terrain d’émergence offert par une plateforme comme You Tube (qui est d’ailleurs entre autre l’origine de sa création en 2005 : proposer de la musique et sa mise en scène dans un format video court, le clip).

Des rappeurs comme Gradur, Jul, Kaaris… ont connu des téléportations soudaines comme jamais cela n’avait été auparavant. On les voit dans leur appartement au sein des quartiers dans lesquels ils habitent, autodidactes et transposés en quelques semaines parmi les plus écoutés et vus en France, là où les nouvelles paroles de ces titres feront le scandale de certains et l’admiration des autres.

La prise de distance avec le virtuel apparait en ce point que la fougue des paroles décérébrées de Gradur, par exemple, ainsi que sa mise en scène de l’excessivité, marquent une frontière.

Ces expressions témoignent directement, urbanistiquement et humainement, du développement de la sphère de la « non-inclusion » et de la relégation, d’un « Y en a assez » (récent titre du rappeur Alonzo)… pour une jeunesse dont les défis sont de plus en plus difficiles lorsque les discriminations, stigmatisations et autres mises à l’écart sont ou le rejet des uns ou l’instrumentalisation des autres, sournoisement ou plus délibérément.

La question non pas des « quartiers », comme ils sont l’objet des médias, dits politiques de la ville mais avant tout des conditions et contextes de vie de ses habitants, est un autre microcosme du malaise dans la civilisation.

Les paroles de Gradur sont souvent d’une extrême dureté, sa voix irritée crie, s’impose tout en laissant se déloger une fragilité. À l’opposé, il apparait en dehors de ces images (théâtralisation) en contraire de sa mise en scène et met d’une autre manière en mots des choses aussi intéressantes. Il sait qu’aujourd’hui, les gens « consomment la musique » dit-il et ont sans cesse besoin de nouveautés, que le pari de celui qui entreprend un rap qui s’impose comme le sien, doit répondre de cette sur-créativité, comme si la vitesse ahurissante de nos sociétés et de nos modes de consommation étaient dans la durée le prix à payer pour être contemporain.

Ce qui rallie chez Gradur, c’est le terme Sheguey. Comme il l’explique, au Congo, un sheguey est un enfant, un jeune des rues ; en France, c’est un débrouillard, celui qui doit se débrouiller dans la rue. Son entourage et son public, Gradur l’appelle Sheguey. Ses mixtapes 14 accoutrent le terme du substantif Vara .

Il y a ce feu d’une volonté de révolte, d’un langage qui repousse ses possibilités dans un retranchement qui dit l’impossible et qui dit la peur, qui qualifie l’invivable.

Ils disent les limites en même temps qu’ils les créent.

Et le rappeur Jul de chanter que « tu peux finir couronner au Royaume des rois sans règne » aux frontières du passage à l’acte et de l’individualisme extrême, à ceux qui ont écouté sa manière de faire un état des lieux d’une jeunesse et de quartiers dans le titre Marseille .

Le pseudo-journalisme fait erreur lorsqu’il assomme sans cesse le rap de la question de : « Quel modèle pour les jeunes ? Quelle image donne-t-il aux jeunes ?... » là où ses créateurs s’épuisent à dire qu’ils ne cherchent pas à incarner un modèle, que quand bien même le processus d’identification serait le cas pour certaines personnes de leur public, il n’est qu’une manifestation, un fait et que pris isolément, ne veut rien dire sauf justement que ce public y trouve à cet endroit quelque chose.

En même temps, et c’est l’autre versant de cette dialectique, le numérique semble sûrement avoir grandement influé le processus d’individualisme.

La période du selfie montre pleinement la transition de la dialectique individualisme / individuation, où le sujet semble moins partager le témoignage d’une expérience au travers d’une photographie que le témoignage d’avoir été témoin d’une expérience. Expérience qui parait perdre son sens, son identité, qui disparait au profit de l’égocentrisme. La théâtralisation, la mise en scène, le fougueux désir de capturer l’instant, la volonté de devancer le temps demandé par l’expérience par la superficielle fabrication d’une exclusivité à partager le fait d’être là à tel moment, disqualifient la manière dont l’inverse pourrait produire un procédé de sensations, d’impressions, de perceptions, de compréhensions, c’est-à-dire l’alchimie qui fait que c’est parfois l’instant qui nous saisit aussi.

Paolo Sorrentino a appelé cela La Grande Belleza 15 (La grande beauté) dans un film qu’il ouvre tout comme, en écho, des scènes de La Dolce Vita 16 plaçaient Mastroianni sous l’infernale cadence des photographes. Cette ouverture montre comment des touristes échappent au travers de leur objectif, à une chorale laissant filer l’espace d’un instant, une percée de l’insaisissable, par la beauté d’un chant, dans un recoin du monument si convoité des vacanciers, appelant seulement à découvrir ce que les coulisses d’un spectacle peuvent parfois cacher.

L’alliage télévision et nouvelles formes de moyens numériques (d’internet aux objets dits connectés) a dû se réaliser pour que la télévision ne meurt pas sous l’effet de l’obsolescence produit par l’accès éminemment démocratisé, accessible et large d’internet.

Une nouvelle forme de pratiques est apparue, qui vante une qualité participative du citoyen devant la télévision, qui dit perfidement « C’est vous qui décidez ! », par l’intermédiaire d’un smartphone, d’une tablette…

Plus qu’un miroir sur lequel le sujet se projette, la télévision semble davantage incarner au fil du temps le miroir d’un miroir sur lequel le manque à être projeté et la réponse jusqu’alors proposée ne suffisaient plus. Miroir qui doit maintenant témoigner, et c’est l’intermédiaire de l’objet numérique entre le sujet et la télévision, d’allers-retours entre le Réel et le virtuel pour que l’impression de la participation, de l’opinion, fasse légion, propose l’illusion de l’accès à la vérité. David Cronenberg mettait déjà en scène en 1983 17 , un personnage qui pénètre la télévision qu’il est en train de regarder auparavant, se glissant par l’écran à l’intérieur du tube cathodique.

Les divergences de cette dialectique semblent montrer que le souci est d’ordre existentiel et identitaire, que l’individualisme est une chimère séductrice qui à l’inverse de pouvoir répondre du manque à être du sujet, l’alimente davantage vers une éternelle quête, qui peut être une fuite en avant vers l’effacement et la des-autonomisation. L’intemporelle autonomisation d’une jeunesse semble emprunter un chemin scabreux, mêlant subtilement ou avec arrogance, en toute impunité, une direction individualiste et une direction individuée, dont l’une tente de masquer petit à petit l’autre par la puissance de son attirail d’envoutement.

Avide d’un mouvement livide

Empereur de la fuite en avant

Roi déshérité de son manque

Sujet de l’omission

Tapis déroulé vers sa naissance

Il croit qu’il mourra jeune

Ou cavalcade vers l’espérance de l’éternel enracinement

Tu fais quoi maintenant ?

Trucage.

La place du numérique, si elle est ici si investie, c’est bien parce qu’elle apparait comme le point de convergence des multiples logiques de mouvements d’une société qui s’entrecroisent à cet endroit, qu’elle est un curseur placé entre le citoyen et le pouvoir politique.

Le numérique apparait comme le nouveau « théâtre où se joue, tragique et comique, la raison de vivre » 18 , à l’instar de cette définition de la société donnée par Pierre Legendre, qui semble devoir s’actualiser avec l’aire du numérique. Mieux : le numérique devient progressivement le théâtre là où la société incarne, elle, les coulisses.

Le pari, déjà formulé depuis des années notamment par le philosophe Bernard Stiegler et l’association Ars Industrialis, est d’invertir la logique de présence et d’utilisation du numérique vers une direction qui entreprend d’en réaliser un outil, qui étend les possibilités plus qu’elle ne remplace le cerveau. Il apparait, au-delà des quelques exemples évoqués précédemment, que le numérique est aujourd’hui, davantage qu’une possibilité de relais d’une parole qui dispose d’un espace pour s’exprimer, un moyen pour qu’elle soit entendue parce qu’il est habilement investi du potentiel offert.

Et, ce moyen signe peut être l’aune d’une utilisation en tant qu’outil.

Il y a une veille à exercer à ce que le moyen ne soit pas celui qui sert l’individualisme en proposant de « sauver les meubles » et au nom du souci de soi l’utiliser uniquement comme un ressort individuel de réussite. Cette possible direction posera peut-être une dialectique dans notre rapport au numérique à l’avenir : prochaine contemporanéité ?

« Comment faire en sorte que les technologies dominantes dans le champ social, que l’École ne peut en effet pas ignorer, autorisent une véritable interaction entre la machine et le sujet ? Comment utiliser les outils numériques pour qu’ils s’articulent à nos projets au lieu de nous articuler à eux et de « prolétariser notre esprit » jusqu’à ce que le sujet ne soit plus capable de fonctionner que sur le mode segmenté d’une somme de compétences plus ou moins astucieusement développées et agencées ? » 19

Mais cette jeunesse est lâchée dans ce monde complexe, qui avant tout dit l’infini des possibles, c’est-à-dire que tout peut se consommer et que tout se consommant, tout est envisageable et que tout étant possible, envisageable, consommable, tout équivaut à tout et tout ne vaut plus grand-chose, des saveurs perdues, qui ne se retrouvent que l’espace d’un court instant dans la surenchère, le tous(jours) plus. Tout peut finir par être tout(e)-puissance, les limites disparaissant petit à petit.

Le numérique a donné sa grande part dans la destitution de l’expérience au sujet.

Il a quelque peu révoqué le sens au mot expérience, en ouvrant le superficiel possible de distendre la notion de temps, se galvanisant que les expériences depuis le fauteuil en prennent moins, sont moins fatigantes...

L’effet est inverse. Si bien que le mot expérience rejoint la liste de ces termes galvaudés parce que sur-utilisés dans leurs manières de répondre aux critères de plus en plus exigeants de notre rapport à la norme, notamment au niveau du travail.

Je répondais récemment à un proche, à propos de l’expérience, qu’elle est sûrement celle qui ne se nomme pas, ou seulement dans un après-coup . L’expérience détient un caractère incompatible avec une part de la volonté. Aujourd’hui, on dit « faire de l’expérience ». Mais il y a une part qui ne se décide pas dans cette affaire. L’expérience s’accompagne inévitablement d’une notion de temps. Mais, elle a peut-être un caractère moins spectaculaire que le piédestal sur lequel l’utilisation incessante du terme l’a téléporté, par ce temps qu’elle implique. Elle demande d’en prendre justement, de laisser décanter puis émerger les facettes un peu plus effacées et dissimulées dans l’ombre…

Dans un monde où le divertissement et la fausse facilité d’accès à tout, on l’a dit, font autorité, l’expérience ou plutôt le temps de l’expérience est rapidement accompagné d’une pénibilité ou d’un faux-semblant de sentiment de déjà-vu, qu’il faut passer à autre chose, pour emmagasiner et accumuler au nom de l’insertion et de la distinction.

Il y a une notion de valeur autour du terme expérience, qui semble devoir se (re)définir. L’expérience est une condition à l’autonomisation. On côtoie à présent le premier facteur d’individuation selon Cynthia Fleury : l’ imaginatio vera , c’est-à-dire « qui a pour pierre de touche l’ouverture à l’autre, au monde, à la vision intuitive. (…) cette connivence de la rencontre entre soi et le monde. » 20 . L’ imaginatio vera est un « connais-toi toi-même » plus large, c’est l’expérience comme construction d’un mode d’accès à la vérité pour le sujet.

Jean-Bertrand Pontalis nous dit aussi que la raison de vivre et la question du sujet manquant est peut-être en psychanalyse moins le souci du passé du sujet que son avenir.

« Si l’inconnu était moins derrière nous – l’insaisissable origine – que devant ? ce que nous ne connaissons pas encore, pour ne pas l’avoir éprouvé, pour ne pas l’avoir trouvé. Si ce que nous attendions secrètement d’une analyse, ce n’était pas qu’elle puisse nous faire naître – fantasme d’auto-engendrement – ou renaître – illusion du new beginning (Balint) – mais qu’elle nous rende capables de nous inventer  ? » 21

Ce n’est pas uniquement valable dans la discipline de la psychanalyse.

La veille est juste à positionner sur le versant de l’individuation, dont les conditions-piliers ont été abordées.

Mieux qu’une veille alors et d’une manière plus globale, il ne s’agit pas d’une veille mais de la veille d’une veille à l’éveil permanent à l’humanité.

Soit une éthique.

C’est ce que nous dit Emmanuel Levinas.

« Dégrisement toujours à dégriser, une veille à la veille d’un réveil nouveau. L’éthique. » 22

Le mouvement de la pulsion de vie est toujours plus fort. « Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes » nous énonce Châteaubriand.

La jeunesse est trop seule.

Elle a besoin d’accompagnement, la mesure des balises déposées qui disent que « passer les bornes, il n’y a plus de limites ». Avec l’autre et seulement en lui restituant sa place de sujet, c’est-à-dire de responsabilité individuelle et collective, il s’agit de cheminer en l’amenant avec lui et par lui-même à mettre à jour le point de bascule qui va lui permettre de prendre une direction, qu’il juge comme le chemin à devoir emprunter vers son individuation, au voyage de la perpétuelle (re)découverte de son être et de son être comme faisant partie du monde.

Et cela peut se passer à cet endroit, là où Fernand Deligny répondait magnifiquement à Jean-François Gomez dans un ouvrage d’un bel échange 23  : que l’ici n’est peut-être pas ailleurs tout le temps, mais que l’ailleurs, lui, si recherché, est souvent ici.

L’ailleurs est ici. Miser sur l’individuation, c’est d’abord imaginer et s’expérimenter.

Il faut tenter de respirer comme cette jeunesse respire.

Plus que jamais, au confluent des questions sociales, citoyennes, politiques et éducatives, se trouve la nécessité de la construction de passerelles au nom de la raison de vivre et d’exister, dans une société et auprès de sa jeunesse, fragilisées.

Mais ça y est. C’est déjà passé. C’est autre chose. Peut-être un peu de ce qu’il y a d’avant, un peu de ce qu’il y a ici-maintenant.

Ou plus rien.

Solstice d’hiver, ossature du mystère

La chair et le simulacre s’apposaient l’un contre l’autre

Le sillon dans l’âme produisait une nouvelle carnation

Un layon dans le néant

La neige fraîchement maculée de traces de pas, un instant

Une étincelle sur la glace, scorie de l’inattendu

Il entrevoyait le foyer de son existence, la capitale de sa résilience.

Novembre 2015

Paul ROUX

PONTALIS J.-B., Ce temps qui ne passe pas , Gallimard, coll. « Folio Essais », 2001, Paris, p. 47

BRICHAUX J., L'éducateur spécialisé en question(s) : La professionnalisation de l'activité socio-éducative , Érès, 2004, Ramonville Saint-Agne, p. 66

FREUD S., Le malaise dans la civilisation , Seuil coll. « Points Essais », 2010, Paris

FLEURY C., Les irremplaçables , Gallimard coll. Blanche « NRF », 2015, Paris

Notamment : STIEGLER B. & Ars Industrialis, Réenchanter le monde : La valeur esprit contre le populisme industriel , Flammarion coll. « Champs Essais », 2008, Paris

LEGENDRE P., La fabrique de l’homme occidental , Arte éditions et Mille et une nuits, 2014, département de la Librairie Arthème Fayard, p. 23

CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale , Gallimard coll. « Folio Essais », 1999, Paris

SCHNAPPER D., L'épreuve du chômage , Gallimard coll. « Folio Actuel », 1999, Paris, p. 133

ORWELL G., 1984 , Gallimard coll. « Folio », 2008, Paris

FASSBINDER R.W. (Réal.), Märthesheimer P. & Wesemann A. (Prod.), Le Monde sur le Fil (Welt Am Draht) , 1973, Westdeutscher Rundfunk (WDR)

Chez Pierre Legendre, l’Abîme est l’insaisissable origine, ce qui fait qu’un sujet est manquant, et l’écran, est ce que projette le sujet face à l’Abîme pour y faire face, combler un manque à être et développer sa raison de vivre.

WATZLAWICK P., WEAKLAND J., FISCH R., Changements : Paradoxes et psychothérapie , Seuil coll. « Points Essais », 2012, Paris, p. 28 à 30, p. 41 à 45, p. 97 à 131

FLEURY C., La fin du courage : La reconquête d’une vertu démocratique , Librairie Générale Française, 2011, Paris, p. 124 à 127

Assemblage de chansons, sur You Tube qui réinstaurent un ordre déterminé d’enchainements par les parutions / Généralement avant la sortie d’un album.

SORRENTINO P. (Réal.), CIMA F. & GIULIANO N. (Prod.), La Grande Belleza , 2013, Babe Film, Indigo Film, Medusa Film & Pathé

FELLINI F. (Réal.) & DELOUCHE D. (Assist.), AMATO G. & RIZZOLI A. (Prod.), La Dolce Vita , 1960, Riama Film, Pathé Consortium Cinéma, Gray-Film

CRONENBERG D. (Réal.), HÉROUX C. (Prod.), Videodrome , 1983, Filmplan International II, SDICC

LEGENDRE P., Op. Cit. , p. 17

STIEGLER B., MEIRIEU P., KAMBOUCHNER D., GAUTIER J., VERGNE G., L’école, le numérique et la société qui vient , Mille et une Nuits, 2012, Département de la Librairie Arthème-Fayard, p. 36

FLEURY C., Les irremplaçables , Op. Cit. , p. 25 à 26

PONTALIS J.-B., Op. Cit. , p. 61

LEVINAS E., Entre Nous : Essai sur le penser-à-l’autre (5 ème Édition, 2010) , 1993, Librairie Générale Française, p. 98

GOMEZ J.-F., D’ailleurs… : L’institution dans tous ses états , Érès, 1996, Toulouse

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