dimanche 23 octobre 2005
Article paru dans les ASH n° 2425 du 14 octobre 2005. Je remercie la rédaction des ASH et Jean-Michel Zejgman d’autoriser cette reprise sur le site de Psychasoc.
Les récents décrets relatifs à la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 nous amènent à construire et à développer au sein de nos institutions des outils spécifiques garantissant et délimitant les droits et devoirs des usagers et de leurs familles : projet personnalisé, contrat de séjour, livret d’accueil, règlement de fonctionnement, conseil de la vie sociale... Ces dispositifs, attendus par beaucoup d’entre nous, sont une nécessité : nous avons encore des progrès à faire sur la question du droit des personnes. La modernité de ces textes nous bouscule de manière salutaire par les nouveaux questionnements qui en découlent : qu’en est-il de la démocratie au sein de nos structures ? Quelle est la participation des jeunes à l’élaboration de leur projet ? Comment sont construits nos outils institutionnels ? Quelles sont nos postures éducatives ? Comment les évaluons-nous ? Quelle pertinence possèdent-elles au regard des jeunes qui nous sont confiés ?
Les équipes s’emparent de ces questionnements : équipes de direction, équipes interdisciplinaires, équipes éducatives, mais aussi écoles de formation, toutes sont à l’oeuvre et un mouvement d’ensemble se dessine pour construire une nouvelle “technicité” du travail social. Cette évolution est largement soulignée par les nombreuses parutions autour de la mise en oeuvre des outils de la loi du 2 janvier 2002 (1).
Mon propos n’est pas d’abonder ici, dans un énième écrit, une réflexion sur les effets de cette loi, mais d’interroger plutôt la technicisation du métier d’éducateur et de l’action éducative. En effet, quand l’occasion est donnée aux équipes éducatives et interdisciplinaires de définir les notions d’éducation et d’accompagnement éducatif, les réponses sont très souvent du côté des techniques éducatives : « éduquer, c’est accompagner le jeune dans son insertion socio-professionnelle », « éduquer, c’est donner des limites », « éduquer, c’est définir comme prioritaires les apprentissages de base, lecture, écriture, calcul », « éduquer, c’est apprendre au jeune à vivre en groupe, savoir être soi-même au sein d’un groupe », « éduquer, c’est permettre au jeune d’être acteur de sa démarche de soins », « éduquer, c’est accompagner le jeune dans son apprentissage des règles sociales, de la relation aux autres, lui apprendre à gérer son quotidien, lui apprendre à avoir soin de soi (hygiène, habillement, autonomie d’action), à développer sa personnalité, à s’épanouir ».
Vision technique et instrumentale
Tous ces points sont fondamentaux et nous ne pouvons qu’y souscrire. Ils traduisent cependant une vision technique et instrumentale de la notion d’éducation. Tous, en effet, se situent du côté de ce que l’éducateur (au sens large) va mettre en place. De même, dans l’internat, les équipes éducatives décrivent combien le temps est « quadrillé » entre les temps du goûter, des devoirs, de la toilette, du repas, etc. L’éducateur est pratiquement toujours dans l’agir, et nombreux déplorent cet état de fait.
Ne serait-il pas nécessaire, au-delà de la nécessité de structurer des outils éducatifs, que chacun s’interroge en même temps sur sa posture éducative et sur la dimension symbolique de la notion d’éducation ?
Il y a quelques mois, le journal de l’Uniopss titrait sur sa couverture, « éduquer, c’est frustrer » (2), reprenant là (au deuxième degré ?) une assertion de la pensée actuelle. Ainsi, de nombreuses équipes éducatives s’accrochent à des règlements de fonctionnement où l’échelle des sanctions figure en bonne place, certains délimitant même des “transgressions” de première, deuxième ou troisième catégorie. La question de la valeur symbolique de la sanction risque de s’effacer derrière un “tarif” prédéterminé, une frustration automatique…
Ce n’est que très rarement que l’assertion « éduquer, c’est donner une éducation » est exprimée par les équipes. Ce qui peut apparaître comme un truisme, une évidence, est pourtant peu interrogé. L’éducateur se caractérise pourtant par un savoir-faire et un savoir être, à la fois du côté de l’agir et du côté du symbolique, comme celui qui va transmettre une mémoire de l’humanité et ainsi aider l’enfant à aller dans le monde.
Apporter des éléments de la vie, faciliter l’accès à la culture, n’est pas seulement l’objet de techniques éducatives, mais bien le fait d’une transmission de valeurs, d’une explicitation symbolique du monde. Cette transmission n’est possible que si l’éducateur fait lui-même preuve d’un mouvement, d’une appétence, d’une ouverture et d’une attention à l’autre où ce qui se joue n’est pas la vérification de ce que l’on croit savoir ou ce que l’on croit être, mais le fruit d’un questionnement sans cesse renouvelé sur l’offre éducative que l’on apporte à l’autre.
Sortir de l’impasse
Ces deux “approches” renvoient à deux dimensions symboliques très différentes ; l’une se situant du côté de l’apprentissage de la loi, l’autre du côté du don, de la transmission. L’une et l’autre s’opposent fréquemment dans les institutions, les écoles, générant parfois mépris et incompréhension au sein des équipes. L’effort de l’explicitation ne se fait pas toujours, chacun campant sur l’option qu’il juge « bonne ».
Pourtant, vouloir opposer l’une à l’autre conduirait à une impasse, entre les tenants de l’éducation « classique » et ceux de l’éducation positive, “rousseauiste” ; il serait nécessaire, au contraire, de pouvoir articuler ces deux conceptions.
Une volonté de conjuguer ces deux aspects se retrouve dans le récent décret concernant les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (3) (les ITEP, anciens « instituts de rééducation »), qui fonde une nouvelle approche éducative basée sur l’interdisciplinarité et la mise en place de projets personnalisés. Ce décret délaisse l’idée de rééducation. Il renforce davantage les notions d’accompagnement thérapeutique, d’intégration, de développement de l’autonomie des jeunes accueillis.
Au regard de ce questionnement, la formation régulière des équipes de terrain, représente un enjeu majeur pour les institutions et les services éducatifs. L’articulation du « faire » et du symbolique nécessite une prise de distance et une élaboration des questionnements qui s’opèrent notamment lors des réunions d’équipe interdisciplinaire, des synthèses et des séances d’analyse de la pratique.
Elle s’opère également dans une dynamique institutionnelle de réflexion des équipes où le fait de sortir des clivages, de croiser les observations, d’aborder la complexité du champ professionnel, de bénéficier de l’apport d’intervenants extérieurs, d’accueillir des stagiaires, d’organiser, au sein des institutions, des journées à thème, des colloques, des rencontres avec les différents partenaires institutionnels, constitue une base méthodologique, un maillage important autour des pratiques éducatives. Elle se renforce avec les dispositifs de validation des acquis de l’expérience et les démarches individuelles de formation.
Pour une culture éducative « humaniste »
Cette question concerne également les écoles d’éducateurs. Le débat sur la formation et les outils d’analyse qui y sont développés est récurrent au sein du secteur social, et les récents articles de Stéphane Rullac et de Joseph Rouzel (4) dans les ASH en témoignent. Ne risque-t-on pas, là aussi, d’opposer sociologues ou psychanalystes, action et symbolique, et d’induire une fascination autour d’outils qui, s’ils sont enseignés de manière partielle, génèrent des gardiens du temple et des ayatollahs ?
A bien connaître les écoles d’éducateurs et l’énergie farouche qu’elles déploient envers leurs étudiants pour donner du sens à l’acte éducatif, nous pouvons aussi constater qu’elles sont traversées aussi par les évolutions sociétales et qu’elles sont parfois démunies dans l’élaboration de leur positionnement vis-à-vis de certains de leurs élèves. Certains étudiants refusent d’avoir un enseignement en philosophie, le jugeant inutile, peu conforme à leur conception du monde. D’autres, après un cours de psychologie, viennent dire au formateur, « c’est très intéressant, mais je n’y crois pas » , reléguant la psychologie au rang de croyance. Par ailleurs, un petit nombre d’entre eux arrive en cours quand bon lui semble, ne se privant pas d’interrompre l’intervention du formateur, de parler à voix haute, nous interrogeant sur leur capacité future à respecter, à faire évoluer et à conduire un groupe de jeunes. Enfin, les débats entre neurosciences et psychanalyse, éducation et citoyenneté, laïcité et éducation religieuse, se transforment en querelles d’opinion, reléguant toute approche épistémologique d’une clinique du sujet à une vérification de ses croyances personnelles.
Comment sortir de ces évolutions parfois inquiétantes et permettre une réelle implication des étudiants dans une démarche éducative ? Les écoles et les formateurs sont actuellement très préoccupés par ces questions. Ces mêmes phénomènes se retrouvent parfois au sein des équipes où les opinions font rage, et notre secteur peut à juste titre s’inquiéter d’une balkanisation des pratiques (les comportementalistes, les systémiciens, les psychanalystes, les occupationnels, etc.).
La perte d’une certaine culture éducative « humaniste » n’est-elle pas également le fait d’une absence de transmission de la part des professionnels de terrain ?
La mise en œuvre des outils de la loi du 2 janvier 2002 est une nécessité, elle devrait favoriser l’émergence de relations plus humaines entre usagers et professionnels, et permettre que de nouvelles pratiques institutionnelles s’imposent. Ces transformations ne pourront se concevoir que si l’ensemble des acteurs arrive à conceptualiser ses outils en leur donnant un sens qui ne soit pas celui d’une simple instrumentalisation de la loi. Réintroduire une réflexion théorique sur le sens même du mot « éducation » me semble un préalable essentiel à toute formation, à toute démarche professionnelle dans le champ de l’éducation. Il faut redonner à cette notion sa valeur symbolique de transmission et l’articuler avec nos savoir-faire et nos compétences.
(1) Voir notamment Rénover l’action sociale et médico-sociale, Histoires d’une refondation, Jean-François Bauduret et Marcel Jaeger, Dunod, 2005, 2e édition.
(2) Union Sociale n° 184, février 2005.
(3) Décret nº 2005-11 du 6 janvier 2005 – Voir ASH n° 2390 du 14-01-05, p 11.
(4) Voir les tribunes libres de Stéphane Rullac (ASH n° 2414 du 1-07-05, p 29) et Joseph Rouzel (ASH n° 2418 du 26-08-05, p 35).